Prévoir de regarder Sátántangó, de consacrer plus de 7 heures à un film c’est déjà une épreuve en soi. Combien de fois me suis-je dit que je regarderais ce film dans la soirée ? Projet qui fut à chaque fois mis à mal, pour x ou y raisons de la vie quotidienne. Et mon habitude de regarder mes films aux alentours de 22h, 23h n’était pas là pour arranger les choses.

Et un soir, les restes que j’avais dans mon frigo et l’absence de quoi que ce soit susceptible de contrecarrer mes plans m’ont permis de lancer le film à 20h pour n’en ressortir que 8h30, quelques cafés et pauses plus tard.

Après la vision de ce mastodonte, l’évidence qui s’impose à moi est la nécessité de le regarder en une fois. Non pas sans faire de pauses – mentalement impossible – mais j’imagine mal que le film m’eut laissé la même impression si j’avais décidé de remettre la suite au lendemain. Après avoir fini les 4 premières heures, il ne me serait même pas venu à l’esprit de me coucher et de reprendre plus tard. Et pourtant, en ayant consacré plus d’une heure supplémentaire au film que celui-ci ne dure, il me semble avoir fait le strict minimum en temps de pauses. Il y a nécessité à « errer » vis-à-vis de cet objet filmique. D’ailleurs, il est peu probable que le spectateur n’erre pas au vu de la lenteur avec laquelle l’intrigue progresse, celle-ci stagnant bien souvent, faisant même des retours en arrière dans un espace, puis dans un autre, et délivrant bien peu d’éléments susceptibles de l’étoffer. Mais pour que cet état d’errance interagisse véritablement avec le film et inscrive les images, les sons à l’esprit, il faut d’après moi consacrer ce qu’il faut de temps à celui-ci pour le voir en une fois.

Si le spectateur n’erre pas, comment peut-il se projeter en ce monde où, justement, les personnages ne font que ça ? Ça a toujours été le cas dans les films de Tarr, mais c’est bien dans celui-ci que cette particularité prend toute son ampleur au vu de l’objet en lui-même, et c’est sans doute l’un des aspects les plus importants de l’œuvre du cinéaste. Errer, c’est tout le contraire de « l’idéal humain » en tant que celui d’une société construite, fonctionnelle. C’est l’absence de projets, de personnalité, de repères, mais c’est aussi vivre l’instant présent et uniquement cet instant, c’est aussi la possibilité de l’émerveillement. Ce sont ces moments où les repères humains semblent ployer sous la force de la réalité et où se révèle toute l’ambiguïté, toute la profondeur du monde. Mais c’est justement parce que l’homme calcule, parce qu'il possède des repères qu’il est capable de s’émerveiller lorsque ceux-ci s’affaissent.

Cette destruction des repères humains, c’est précisément ce que capture Tarr. L’homme qui se retrouve dans une telle situation est confronté à 3 possibilités: il peut soit fuir, soit chercher l’émerveillement, soit subir. Dans les deux premiers cas, la différence entre celui qui fuit et celui qui cherche l’émerveillement est l’ouverture au monde, la conscience de l’emprise qu’exercent les repères humains sur l’esprit et l’imagination. Dans le troisième cas – et c’est le cas des personnages de Sátántangó, à quelques évidentes exceptions – l’homme n’a pas choisi de perdre ses repères et se trouve dans la situation où il doit subir son statut d’être humain. Les projets d’avenir paraissent futiles alors même qu’ils sont envisagés. Les éléments censés nous ramener à des repères humains (les maisons, le mobilier, les fenêtres, le tic-tac de l’horloge) sont même défigurés. Au lieu de jouer leur rôle rassurant, ils en deviennent presque inquiétants, comme les spectres d’une humanité désertée. D’ailleurs on a bien du mal à juger les personnages pour leurs actes parfois cruels, malsains, idiots, égoïstes justement parce que les notions de bien ou de mal, de moral ou d’immoral, d'interdits, ne semblent jouer plus qu’un rôle mineur dans ce monde. Tout au long du film, on assiste à une lutte de l’humain contre sa nature ambivalente, à la fois en conflit et en harmonie avec le monde qui l’entoure. La scène où le « rapport » sur les personnages est écrit montre pourtant clairement ce qu’ils sont du point de vue de la société : des déchets.

Au-delà de toutes les qualités esthétiques et formelles qu’on peut attribuer au film - celles-ci sont, de toute façon, indissociables du fond des choses - ce qui fascine dans le cinéma de Béla Tarr, c'est qu'il révèle un rapport au monde ambigu que l'homme a développé au fur et à mesure de son évolution. Celui-ci est aujourd'hui incapable de vivre dans le monde sans, d'une certaine manière, se placer en décalage avec la réalité en se construisant ses propres repères spatio-temporels. Plus que n’importe quel autre cinéaste, c’est l’ambiguïté fascinante de l’homme qu’il révèle, celle aussi du noble et de l’ordure qui tous deux l’habitent. Ironiquement, les personnages qui vivent dans ce monde souffrent cette perte de repères, alors que nous, spectateurs, y cherchons l’émerveillement.
Waltari
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le 1 juin 2013

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