Leviathan
7.1
Leviathan

Documentaire de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel (2013)

ET LE MONSTRE PASSA LA VAGUE (qu'il creuse)

Du noir. On pense déceler du mouvement, on aperçoit une lueur rouge, puis du son. Ce petit « clic-clic » c'est l'eau et le matériel : des simples caméras Go-pro fixées à peu près partout où possibles elles seront. Si c'est par ce noir profond et ce claquement sonore omniprésent que l'on nous fait la présentation du lieux et du moment, la suite de Leviathan sera de déployer cette formidable rencontre, celle du média le plus moderne avec l'état le plus sauvage.

Le film avance alors, à l'allure du Chalutier sur lequel il s'est posé, embarqué, imposé, grignoté, bouffé et propose la rencontre du labeur, son horreur, avec l'art; des éléments avec le Monde. Chastaing-Taylor et Paravel l'ont décidé ainsi, le spectateur sera parmi eux dorénavant ; il sera eux, sera tout parce que les protagonistes de Leviathan sont bien tout à la fois, de vrais monstres. 5 personnages : des pêcheurs industriels (des grands malades qui combattent l'océan sous la tempette armés de chaînes rouillées pourtant toujours fonctionnelles) ; un bateau donc, une grosse masse formelle, claustrophobique, minuscule et immense à la fois, sanctuaire et lieu de vie. Arrivent plus tard et quasiment en même temps les poissons, ces grosses bêtes hideuses, vomissantes, aux têtes coupées, aux corps qui virevoltent sur le pont et ces mouettes venues les emporter. Le cinquième, personnage le plus chimérique du film, c'est bien nous. C'est nous car, pour de bon, le spectateur est lâché dans un élément et un temps : il le comprend tout de suite, cette longue déambulation du début invisible, illisible c'est bien la chimère parachutée sur un endroit du cauchemar, et dont on comprend tout de suite qu'on ne pourra en sortir que lorsque les deux permanents à Harvard l'auront décidé.

Dans Itinéraire d'un ciné-fils, Serge Daney explique que pour lui le cinéma est avant tout un art du temps, avant l'image et le son. Leviathan semble tâcher à lui donner raison, car malgré ces images incontestablement sidérantes (non, c'est vrai « on n'a jamais vu ça »), c'est bien la question du temps qui est la plus exploitée. L'expérience de l'enfer dans le réel. Si le film est si fluide, c'est qu'il fonctionne de lui-même, ne maligne pas à un montage « d'effet », enchaîne les plans comme eux-mêmes semblent l'avoir guidé. Les plans sont si longs et remplis de tant de ruptures (ciel/eau/pont/eau/ciel.........) qu'ils voudraient n'en constituer qu'un seul ; c'est cette limpidité qui est à mon sens la grande démonstration de force du film. On pense forcement à James Benning ou les caméras aléatoires de la Région Centrale de Michael Snow (avec aussi cette même attitude pompeuse) sauf que Leviathan voudrait nous dire bien des choses.

Une différence avec les maîtres, majeure, existe : si cette œuvre esthétiquement sublime est si réussie c'est que chaque plan est posé par un regard objectif. Ces go-pro fixées sur le front des pêcheurs dédouanent toutes ambitions «arty-chiante», ultra-masturbatoire (bien que celles-ci puissent être ressenties, amaguize). On a ce sentiment formidable d'être dans leur regard, et que c'est bien leur regard qui transforme l'enfer en art, le Monde en une beauté prodigieuse. Transmettre à travers leurs yeux leur vie hallucinée rempli d'émotion un spectateur-protagoniste forcé d'embrasser cette expérience qu'on lui tend. Car c'est bien un documentaire sur tout le vivant qu'est Leviathan ; les pêcheurs sont montrés dans leurs moments les plus rudes, toujours magnifiés par le courage qu'ils dégagent, l'hostilité qu'ils semblent combattre on-ne-peut-plus communicative. Les gestes du pêcheurs sont parfaits, ultra-précis, ultra-rapides ; les hommes ont depuis toujours défoncé la nature, et ils continueront nous dit-on aussi

Lorsqu'on sort par magie d'un crâne de pêcheur, c'est pour être flanqué à l'extérieur de l'énorme bête, sur sa coque, à la rencontre des vagues, du poisson, de ses propres entrailles et de son bourreau. Les longues et lentes séquences dont il est question (les plus impressionnantes et les plus belles, il faut le dire), prennent le temps pour nous faire incarner le tout. La confrontation magistralement captée des éléments -l'eau, la houle, le bruit du vent et des vagues, les intestins de cabillauds, les becs des mouettes qui viennent fouetter la surface- apporte un ensemble absolu, une entité, un monde qui nous est propre, que nous vivons et que nous formons, pour toujours dans cette nuit d'étoiles de mer.

foncez, jeunes gens, vous transformer en chimère, et n'en revenez jamais ; on est bien mieux comme ça!

Créée

le 28 août 2013

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Douglas Pouille

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