Le début du film est fulgurant. D'abord on voit Joshua Shapiro (Tim Roth) qui abat un homme, puis il reçoit une nouvelle mission qui doit l'emmener à Little Odessa, quartier russe de Brooklyn. Il n'a pas envie d'y aller, mais il obéira quand même (ça, c'est l'intrigue criminelle, qui est secondaire dans le film). Ensuite, on voit Reuben (Edward Furlong) seul dans un cinéma (thème de la solitude). Il regarde un western où Burt Lancaster abat un homme (thème de la violence) et où un père se reproche d'avoir mal éduqué son fils (thème des responsabilités familiales, qui est central dans le film). Ensuite, Reuben rentre chez lui à travers les rues de Brooklyn (la ville est un personnage à part entière du film). Dans le modeste appartement familial, il est accueilli par une grand mère qui ne parle que russe (thème de l'incommunicabilité au sein de la famille), une mère malade et un père qui semble indifférent. Et au milieu de tout ça, un générique sans musique, aux titres tout simples (sobriété de la réalisation, qui ne se démentira pas de tout le film).
En dix minutes, tout est dit. Tout est joué. Comme dans une tragédie classique, le film ne fera que dérouler jusqu'à la fin une histoire prévisible, non pas par manque d'imagination du scénariste (qui est aussi le réalisateur, James Gray) mais par volonté de représenter des personnages prisonniers de leur destin. Prisonniers d'une sorte de prédestination sociale.
A ce titre, le scénario est formidablement construit, chaque scène est strictement nécessaire et parfaitement à sa place dans un enchaînement d'action d'une logique imparable. Il n'y a pas une image, pas une réplique que l'on pourrait enlever. On se croirait chez Racine ou chez Puccini, dans ces drames d'autant plus intenses qu'ils sont très courts, très condensés.

Souvent, on présente ce film comme un polar. "le premier grand film sur la mafia russe", dit la jaquette du DVD. C'est une erreur. Ceux qui regarderaient ce film en pensant voir un film mafieux ne pourront qu'être déçus. Nous avons ici un drame. Avec, au centre, le thème de la famille. Le bannissement d'une famille. La solitude au sein de la famille. L'incompréhension au sein de la famille. La responsabilité d'un père qui veut protéger sa famille.
Au détour d'une scène, on comprend que l'origine de tout pourrait se trouver dans cette famille. Cette famille déclassée. Une famille qui "s'en sortait bien" quand elle était en Russie, mais qui ne s'en sort plus maintenant. Immigrée, étrangère, coupée de ses traditions. Reuben est l'image de ce fossé qui s'est creusé. Il est américain, alors que sa grand mère est russe. Il ne parle plus la langue familiale. Il se sent étranger dans cette famille. Il ne s'y retrouve plus.

La qualité principale du film, c'est sa réalisation. James Gray ne cède pas aux facilités d'une telle histoire. Pas de violence gratuite. Pas même de fascination pour la violence, qui, quand on la voit, nous est montrée de façon sordide. Pas de musique tonitruante. Pas d'effets spectaculaires. Une photographie grise, froide, à l'image de cet hiver new-yorkais, mais aussi à l'image des relations familiales décrites ici. Pas de pathos, mais aussi pas vraiment de sympathie pour les personnages. Gray garde ses distances avec ce qu'il réalise, avec ce qu'il raconte.
La musique, les rares fois qu'elle intervient (souvent dans les scènes concernant la mère mourante, formidablement interprétée par Vanessa Redgrave), instaure une ambiance proche du mysticisme. Ambiance encore renforcée par certaines images symboliques, comme cette splendide pieta inversée, où le fils Joshua prend dans ses bras sa mère mourante. Les dieux sont présents, comme dans toute tragédie.
Les acteurs sont tous excellents. Tim Roth est à l'image du film : il fait une interprétation froide, distante, qui empêche toute sympathie avec son personnage. Maximilian Schell est excellent en père ambigu, à la fois détestable mais jamais condamnable, tant on comprend qu'il fait tout ce qu'il croit bon pour sauver son seul fils Reuben (l'autre fils, Joshua, étant banni).
Un très grand film, une première œuvre d'une intensité extraordinaire, qui préfigure à merveille un cinéma d'une grande unité, celui de James Gray, un des plus grands réalisateurs de la jeune génération, celui dont on sent qu'il sera capable, un jour, de réaliser le chef d’œuvre absolu, un peu comme Cimino avec la Porte du Paradis.
SanFelice
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le 24 nov. 2012

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SanFelice

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