Il y a fort longtemps, j'écrivais un mémoire sur Philip K. Dick. Sur "Glissements de Temps sur Mars", étrange opus dans la bibliographie de l'auteur, puisque ce dernier voyait sa structure narrative étrangement hachée. Morcelée à grands coups d'une séquence d'horreur où, à travers les yeux du héros, on voyait la réalité pourrir et se réduire en une sorte de purée organique. Et le personnage central, véritable siège du regard du lecteur, revivait encore et encore cette nuit, tandis que le monde autour de lui poursuivait une intrigue des plus étranges. J'étudiais alors l'espace diégétique, ce concept abscons de nous autres littéraires pour parler d'un espace de rencontre entre la stratégie narrative de l'auteur et la compréhension référencée du lecteur. Et "Glissements de temps sur Mars" tentait ardemment de chevaucher cet espace en le prenant à l'envers... Un peu comme je fais là, à vous parler de mes études de lettres plutôt que de "Lost Highway".

Je suis à quelques jours du visionnage. Et je ne cesse d'y penser. Le regard pénétré de Bill Pullman, les moues effarouchées de Patricia Arquette et autour d'eux, le torrent de questions, d'interrogations et d'incompréhension. Que se passe-t-il donc dans cette histoire d'amour - mais surtout de mort ? Lost Highway, c'est un peu le film de transition entre un "Blue Velvet" encore bien ancré dans le présent, avec une structure narrative encore linéaire et un "Mullholand Drive" qui représente davantage l'idée que l'on se fait du labyrinthe en forme de récit. Ainsi, à la façon de Mullholand, il se trouve bien une histoire double, miroir l'une de l'autre, se répondant parfois, se complétant de temps en temps, se heurtant davantage. Parce que Lost Highway, c'est l'histoire d'un type qui découvre que sa femme le trompe et la tue. Non... c'est plutôt l'histoire d'un schizophrène qui tente de recomposer son passé. Non... ce doit être simplement l'histoire d'un garagiste entraîné dans un polar malgré lui. En tout cas, c'est un récit d'enquête. Reste à savoir, en réalité, qui enquête sur qui - et qui ment.

Bon, en vrai, le film nous narre l'histoire de M. Fred Madison. Le bougre, campé par Bill Pullman, est marié à une charmante brune, incarnée à l'écran par Patricia Arquette. Seulement voilà, tout n'est pas rose dans leur couple : Fred soupçonne son épouse de le tromper et il faut bien avouer que les indices s'accumulent. D'autant qu'en prime, Fred est ce genre de personne très versé dans le sentiment d'insécurité assez personnel : il fait des rêves assez inquiétants où sa femme n'est pas tout à fait sa femme, où son appartement n'est plus tout à fait son appartement. Bref, alors que la crise atteint son apogée, Fred se voit accusé du meurtre de sa femme. Jugé et condamné à la peine capitale, il est enfermé dans le couloir de la mort... seulement, c'est Pete, un garagiste de 24 ans qui se réveille à sa place, dans sa geôle, sans bien saisir ce qu'il fait là. Le reste du récit, je vous le laisse, je n'aimerai pas non plus vous priver de la suite de l'énigme.
Bon, petit point "technique". Bonne photographie même si je préfère quand même et toujours celle d'Eraserhead. Super bonne composition des plans - et pourtant, je suis assez mauvais dans cette catégorie. Surtout dans l'appartement de Fred, où la caméra a l'air de tellement maîtriser l'espace. Le décor est parfaitement agencé pour sa circulation et ça donne des séquences aussi magnifiques que terrifiantes (le bout de couloir enténébré et, de façon générale, toute la séquence qui précède la mort de Renée, c'est putain de beau et putain de bien). On pourra reprocher un jeu assez wtf aux acteurs mais cette retenue est souvent de rigueur chez Lynch et, à mon sens, est partie prenante de l'idée d'impossibilité de communiquer sur les enjeux réels. Bon, ça donne parfois des dialogues très théâtre contemporain ("Passe-moi le seul. - Le monde est mort." ok ! bon, je blague, mais parfois, on se demande si Fred et son épouse parlent bien dans la même dimension ! à nouveau, c'est voulu, évidemment, mais déroutant, à froid). A part ça, je me souvenais plus que Bill Pullman avait autant la classe, ça surprend, ni que Patricia Arquette était aussi jolie, c'est déroutant (bien plus que le jeu d'acteur parfois étrange !).
Dans ma critique de Mullholand Drive, j'avais qualifié le long-métrage de "film interactif", au sens où il proposait une histoire simple mais cohérente et maîtrisée, recomposée en un récit à trous qui ressemblait à l'énoncé d'une énigme. "Soit une femme amnésique part en quête de la vérité avec son amante... " et ainsi de suite. Je ne me souvenais pourtant plus que cette structure avait été étrennée - et même magnifiée - auparavant avec Lost Highway. Tout simplement parce que la première fois que j'ai vu ce métrage-ci, j'avoue que j'étais resté assez froid face. J'avais mis un sept de circonstance, un peu lâche, histoire de dire que j'avais aimé quand même, sans trop savoir ce que j'avais réellement aimé dans ce film, puisqu'il m'était apparu comme un film à sketchs, où l'on te fait croire qu'il y a un rapport de cause à effet. Confusément, je ne pense que j'avais trop tort, seulement, cela ne m'avait pas fait aimé le film, juste aimé l'impression qui s'en dégageait que le mystère était bien là, qu'il y avait une logique, même insensée, à ce délire. La seconde fois, j'étais peut-être un peu plus préparé. Le fait de m'être revu Mullholand Drive et d'avoir été fasciné par cette élégante et très habile façon d'exposer le mystère a dû aider, en un sens, puisque je me montrais bien plus attentif des détails, des plans, de la façon de jouer des acteurs.

La différence notable avec cet opus qui lui fait suite (si je ne dis pas de bêtise), c'est surtout que si Mulholland Drive est plutôt honnête avec le spectateur, Lost Highway, lui, ment. Et vous ne saurez jamais à quel point il ment, puisque vous ne saurez jamais quel personnage ne dit pas la vérité. Le pire étant que les deux protagonistes pourraient très bien se mentir à eux-même autant qu'au spectateur. Lost Highway, c'est l'enquête sans fait, l'accumulation de témoignages contradictoires, où chaque mot représente la réalité la plus subjective d'un individu. C'est ce même récit noir, avec femme fatale à l'appui, gangsters et résolution de nuit dans un désert et pourtant, tout semble si confus... Mention spéciale à "L'Homme Mystérieux", espèce de représentation de la folie du héros, selon moi, mais après tout... ce n'est que selon moi ! Je pense que ce qui m'a fasciné, outre la mise en scène - qui laisse toujours autant entendre la cohérence du propos - c'est essentiellement ce pas qui est fait dans l'espace diégétique. Ah ben oui, retour à l'introduction. L'espace diégétique, donc, se construit sur les stratégies narratives qui interpellent le lecteur - ou le spectateur. Ici, deux intrigues, qui se croisent sans jamais vraiment se rencontrer, et donnent à croire qu'elles sont connectées. C'est ça, le jeu, le risque pour le spectateur : en apportant le sens, en essayant de répondre aux références qu'il croit percer dans le film, il tente absolument de conforter l'idée d'une chronologie et prend ainsi le risque d'être impitoyablement frustré à la fin du métrage : Lost Highway est un film en forme de film. C'est un faux énoncé, tout comme peut l'être le fameux "Quelle est la différence entre un canard". Cela ne ressemble à une question qu'uniquement parce qu'on y cherche une réponse. Et l'espace diégétique, ici, joue contre son destinataire, au sens où exploiter les références pour les inverser, cela ne fait que brouiller la perception du récit. Pour ma part, je pense qu'il y a une solution, mais qu'elle est contradictoire, obscure et qu'elle ne peut être cernée tant la personne qui l'édicte tente de reconstruire un sens qui est bien vain. D'où, peut-être, cette boucle finale.

Personnellement, au terme du visionnage, j'étais plutôt ravi de l'expérience. J'avais une théorie qui se tenait, une basique mais sur laquelle je pouvais tranquillement surfer dans ma compréhension du film et hop, elle a été saboté dans la dernière demi-heure du film, de façon assez mécanique, sans pour autant que le film ne cesse d'arranger de nouveaux rapports entre les différents niveaux de récit et je me suis rendu compte qu'il s'agissait en réalité de la clé du film. Différents témoignages, qui se recoupent suffisamment pour que l'on croit qu'ils sont liés, alors que chacun tente de construire sa version d'un même fait : un homme aimait tant une femme qu'à la seconde où il a compris qu'il ne la posséderait jamais, il a décidé de tuer. Un métrage obscur, mais non frustrant, ce qui en fait la force.
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le 14 sept. 2014

Modifiée

le 16 sept. 2014

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