Ira Sachs n’est pas un militant gay, mais comme tout le monde, il va parler de ce qu’il connaît, et c’est ainsi qu’avec son co-scénariste Mauricio Zacharias, ils vont imaginer cette nouvelle histoire d’amour vue sous l’angle d’un couple homosexuel. Bien que l’homosexualité est la source des désagréments qui surviennent dans la vie de ce couple, l’histoire dépasse largement ce contexte pour offrir au spectateur un bouquet d’émotions belles et exemptes de tout histrionisme.

Les premières images du film nous invitent d’emblée dans la vie quotidienne de Ben (John Lithgow), modeste retraité de 70 ans et des cacahuètes, et George (Alfred Molina), professeur de musique dans un lycée catholique. C’est un couple d’âge mûr que l’on cueille à la sortie de leur bel appartement, alors qu’ils se mettent en route pour leur propre mariage. Nous sommes en 2013, et le « same-sex marriage » est autorisé dans l’état de New-York. Il fait beau, et même si Ben ronchonne un peu (lunettes égarées quelque part, taxi difficile à trouver) dans l’attitude typique de la personne qui se sent compris par son amoureux, on sent qu’ils vont passer une belle journée.

Autant le précédent film d’Ira Sachs, Keep on the lights montrait très peu la ville de New-York, répondant en cela au ton du film, un quasi huis clos grave et douloureux, basé sur une histoire d’amour longue de dix ans vécue par Ira sachs lui-même, autant ce nouveau film s’ouvre pleinement à la cité, en commençant par cette cérémonie de mariage célébrée au sein d’un petit « Community Garden », sorte de jardin ouvrier américain bobo, « une oasis au beau milieu de la ville » comme dit l’officiant du mariage. La joie est palpable, peut-être à cause de ce mariage gay enfin réalisé, mais surtout à cause de ce mariage entre deux personnes qui vivent ensemble un amour tranquille depuis 39 ans.

Le mariage ne sera hélas expérimenté sous le même toit que pour une très courte durée, car voilà que le diocèse s’en mêle, et la situation amoureuse de George, connue et acceptée de tous, parents d’élèves, corps professoral, évêque devient soudainement « impossible » de par son officialisation, et George perd son travail, puis très vite le couple est obligé de se séparer de son appartement.

N’ayant plus les moyens de s’en procurer un autre dans l’immédiat, Ben vivra d’un côté, parmi la famille de son neveu Elliot, un modèle de soutien familial, tandis que George dormira sur le canapé d’amis, canapé hélas jamais disponible pour cause de fêtes incessantes chez ce joyeux couple de policiers gay.

Le film montre plusieurs choses à la fois, sans que cela nuit au rythme ni à la fluidité et la cohérence de l’ensemble : cette cohabitation forcée et un peu chaotique entre des générations éloignées (Ben dormira avec le fils de son neveu dans des lits superposés), l’égard ou l’absence d’égard aux personnes plus âgées, la difficulté de dérouler des histoires de vie sereines dans une ville fortement « gentrifiée », où les loyers ne permettent même plus à ses propres habitants d’y vivre convenablement. Mais surtout Ira Sachs parle de l’amour entre ces deux hommes, qui leur permet de supporter ces conditions de vie assez éprouvantes même si elles sont temporaires.

Love is strange est un titre énigmatique ; le film montre par petites touches l’histoire de Ben et George, mais également l’histoire d’Elliot (Darren Burrows) et de sa femme Kate (impeccable Marisa Toméi), ainsi que du jeune Joey (le fils de la maison) et de son troublant camarade Vlad… L’amour est donc étrange, il surgit de partout tel un surgeon indiscipliné, comme dans le cas de Joey, il résiste à tout, comme pour George et Ben, ou au contraire se laisse envahir par de petits riens, tel pour ce couple formé par Elliot et Kate, visiblement amoureux, mais ne sachant plus se le montrer mutuellement, ne sachant plus donner son sens spécial à l’autre.

Le message d’Ira Sachs est plutôt « globalement positif ». Peintre de son état, Ben réussit à se ménager de petites trouées en peignant sur la terrasse que forme le toit de son neveu, et c’est par son truchement et sous un joyeux ciel bleu qu’on découvre un New-York aéré, léger, un horizon typique et urbain, mais auquel la peinture ajoute de la poésie, de l’imaginaire, du rêve. La caméra se balade entre les différentes habitations, celles qu’on quitte, celles qu’on acquiert, celles qu’on adopte provisoirement, et ancre ce récit dans un réseau qu’on a plaisir à visiter.

L’interprétation des différents acteurs est juste, tout en nuances, ils font passer l’ émotions par des non-dits, des expressions du visage et même du corps, et tous réussissent à donner corps à une histoire relativement ténue. John Lithgow et Alfred Molina en particulier incarnent à merveille ce couple en lui donnant une vraie profondeur, comme si 39 années de complicité avaient vraiment existé entre eux : il faut les voir entonner comme ce morceau de blues à leur fête de mariage, ou de manifester sans nul besoin de nudité l’immense tendresse qui existe entre eux.

Moins personnel que Keep the lights on, Love is strange n’en pas moins touchant. Ce n’est pas un film gay de plus, c’est une véritable ode à l’amour qui dépasse cette « niche » et qu’on espère pouvoir trouver une audience à sa mesure…
Bea_Dls
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le 22 nov. 2014

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Bea Dls

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