*C’est le titre initial prévu pour M le maudit, mais rejeté (on se demande bien pourquoi) par la censure de l’époque et par quelques fidèles du sieur Goebbels.
Et pourtant, rien dans le film (ni sans doute dans les intentions conscientes de Fritz Lang) ne semble renvoyer à une critique du National-socialisme naissant : M trace d’abord le portrait pathologique, assez remarquable, d’un psychopathe, et interroge ensuite sur les méthodes d’investigation comparées de la pègre et de la police.

Il va sans doute un peu plus loin : on peut en effet retenir le titre original et abandonné, mais avec une légère inflexion – « les assassins sont en nous ». Comme si le monstre présenté sur l’écran, dédoublé, démultiplié dans les glaces pouvait représenter la part maudite de l’humanité. Et comme si l’humanité, précisément, à travers ses représentants les plus emblématiques et les plus contradictoires, la police et la pègre comme les deux faces de la même médaille, avait décidé, sans autre forme de procès, d’éradiquer cette partie d’elle-même qu’elle n’ose plus regarder – et à terme très court d'y abandonner sa propre part d'humanité, de se fondre dans la monstruosité au point de céder tout pouvoir au monstre des monstres. Les censeurs avaient peut-être eu une assez bonne intuition …

Et l’on peut également trouver que le costume de Schränker, parrain de la pègre berlinoise, long imperméable de cuir, gants noirs et canne, n’est pas sans évoquer un dignitaire national-socialiste.

En tout cas, le monde présenté dans M le Maudit, la ville et la vie de Berlin entre deux guerres est pour le moins inquiétant – à travers les contrastes permanents et dans les espaces les plus resserrés, entre opulence et misère les plus extrêmes. La critique sociale peut même par instants prendre un tour très explicite : les ouvrières ne peuvent pas aller chercher leurs enfants puisqu’elles sont écrasées (au sens premier du terme) par leurs tâches ménagères, quand dans le même temps l’enfant bourgeois ciblé par le tueur sera sauvé par l’arrivée de sa mère. Et on croirait voir les rues de Berlin peintes par les plus grands expressionnistes, Grosz ou Kirchner.

Et l’humanisme de Lang, son rejet et sa peur de la foule et de ses excès, toujours manipulable et prête au lynchage à la première occasion (on en a un très bon exemple dans le film), tous les grands thèmes qui seront (de façon plus abstraite) développés dans sa période américaine, tout cela est aussi révélateur d’une vision de l’avenir très pessimiste et très prophétique.

Dès les premières images, on ne peut pas croire que M a été tourné en 1931, au temps du cinéma parlant à peine naissant, où le son (les dialogues en premier lieu, mais aussi les bruitages, ou de géniales trouvailles dramatiques, la comptine macabre qui ouvre le film chantée par les enfants, ou surtout l’air de Peer Gynt, fredonné par le meurtrier et désormais inoubliable) est parfaitement maîtrisé. Mieux, la lourdeur, l’absence de maniabilité du nouveau matériel sonore n’empêche en rien les prodiges cinématographiques – comme le très étonnant plan-séquence de la « bourse des mendiants », en marge de l’intrigue principale mais là encore parfaitement révélateur du Berlin des années 30.

Une fois passé le choc du prologue, on peut trouver que le film présente des longueurs – surtout lors des premiers contrôles, des premières investigations de la police dans l’univers, alors mis à mal, de la pègre, avec une rupture dans le rythme causée par l’oubli prolongé dans le récit du personnage du meurtrier. En fait ce long moment sert à préparer les enquêtes parallèles et présentées en montage alterné conduites par la police et par la pègre pour anéantir l’assassin. Parallèles et si semblables (même si les procédés sont antithétiques : les truands s’appuient sur leurs informateurs, les mendiants en tête, la police sur ses archives, sur les traces du passé), avec les mêmes salles enfumées, les mêmes chefs charismatiques, et des transitions d’une extrême habileté suivant le plus souvent un mouvement ascendant/descendant, l’un se lève puis dans l’autre espace l’autre s’assoit … Cette confusion entre le monde du crime et celui de la justice traduit bien l’état de décomposition avancé de l’univers qu’ils incarnent.

Et c’est évidemment la mise en scène de Fritz Lang qui transcende tout et fait de M le Maudit une date dans l’histoire du cinéma. On a déjà souligné le sifflement obsédant dumonstre, le long travelling de la « bourse aux sandwichs », le montage alterné des deux enquêtes. On évoquera encore l’accélération brutale, au moment où la tension est à son comble, lorsque le manteau de l’homme va être marqué, ou l’aptitude récurrente chez Fritz Lang de glisser , le temps d’images presque subliminales, des traits d’humour lors des temps les plus tendus : ainsi la plongée sur le gardien libéré, de retour chez lui, en train de se goinfrer d’une choucroute, quand il est présenté comme mort par un chef de la police très roublard au truand pris au piège. Et plus encore les extraordinaires jeux de glace, de vitres, de grilles, de lignes verticales et horizontales, d’avant-plans sombres et de plus en plus resserrés, qui enserrent le personnage du Maudit, l’enferment, l’emprisonnent.

Et surtout, évidemment, les deux extraordinaires moments, qui ouvrent et qui ferment le film, et sont définitivement impossibles à oublier :

• Le contre-champ stupéfiant, lorsque M le maudit se retourne et découvre, d’abord dans la profondeur du champ, puis transversalement à travers un travelling qui semble interminable, tout le monde des truands, une foule énorme, la cour des miracles telle qu’aurait pu la concevoir Victor Hugo ;
• Et enfin tous les enchaînements du fabuleux prologue, comme une leçon de mise en scène ; en quelques mots, en quelques images et réminiscences - une comptine enfantine démarrant dans le noir, et se poursuivant dans une ronde de petites filles découvertes dans une plongée très profonde ; pendant que la comptine se poursuit, un travelling lent et ascendant sur un immeuble, jusqu’à un balcon, d’abord désert, puis sur une ouvrière en colère ; un panier à linge, très lourd ; des escaliers ; des plans répétés d’horloge, avec son carillon, avec en alternance klaxons, bruits de rue ; la marche d’une enfant rythmée par les rebonds bruyants de son ballon ;en gros plan l’affiche, évoquant la recherche de l’assassin, bientôt dissimulée par l’ombre, énorme, d’un visage et d’un chapeau ; en montage alterné, l’attente de la mère et les déambulations de l’homme et de l’enfant dans les rues, et toujours le leitmotiv de l’horloge ; la plongée sur l’aveugle et ses ballons, et pour la première fois le sifflement de Peer Gynt ; un ballon qui roule ; un autre ballon qui s’envole ; et le passage au noir.

Et on n’oubliera pas la composition énorme de Peter Lorre, gargouille globuleuse et pathétique. Notre part d’ombre.
pphf

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