"Il adorait New York." La phrase est raturée, recomposée, réénoncée comme par un Prométhée de la plume, un romancier qui viserait le Prix Pulitzer et retaperait sa première page, obstinément, en éliminant les faux départs. "Chapitre Un. Il adorait New York. Pour lui c’était la métaphore d’une décadence de la culture contemporaine. Non. Cela ne va pas. C’est trop prêchi-prêcha. Chapitre Un. Il adorait New York City…" Seuls les vrais littérateurs prennent ce genre de libertés avec le cinéma. Et Woody Allen en est un. Dans cette ode mélodieuse et cathartique à sa ville, il partage l’essor d’un homme à la vie frustrée et épanouie à la fois, qui affronte le divorce, les liaisons parallèles et l'amour automnal avec une nymphette. Il approche la nudité de ses héros avec la même réussite que dans Intérieurs, son précédent film, exercice bergmanien que d'aucuns ont vu comme un chemin de traverse, un détour inutile, mais auquel Manhattan doit sa profondeur. Il continue de se raconter sur l'écran, tel un prestidigitateur mélancolique affichant ses inhibitions, proclamant ses angoisses pour mieux s'en délivrer. On le voit empêtré dans les mythes et les rites de sa tribu, cette intelligentsia new-yorkaise dont il ridiculise les tics que parfois il partage. Timide roublard, il sait que rien ne le rend plus séduisant que sa maladresse. Il raille la pensée affectée de son entourage mais ne répugne pas à truffer sa conversation d'aphorismes fulgurants. Il proclame que le cerveau est l'organe le plus surestimé de son temps mais ne sait pas entendre les sentiments des autres ni obéir à son cœur. Dans Annie Hall, il arborait encore le temps d'une scène un déguisement de rabbin, en une hassidique version de sa personne. Jadis travesti en robot, en spermatozoïde ou en fou du roi à grelots, il n'est plus désormais que lui-même, vêtu de la veste en tweed qu'il porte, paraît-il, dans la vie.


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Enfermé dans l’étau des libertés conquises lors des années soixante et de l’inconstance qui en découle, Isaac Davis cherche l’amour heureux tout en se préservant par le cynisme (feint) et l’auto-apitoiement. À quarante-deux ans, marié déjà deux fois, il vit une sorte de vaudeville de l'ère permissive. Sa première ex-épouse, une institutrice adonnée à la drogue, est devenue une adepte de la secte Moon. Sa seconde l'a quitté pour une autre femme, passée de la bisexualité non-assumée au lesbianisme triomphant. Avec ses deux pensions alimentaires à payer, il trouve le moyen de vivre maritalement avec une mineure, Tracy, et passe son temps à se dissuader de poursuivre cette idylle tout en se persuadant qu'elle lui est bénéfique. Compliqué, tout ça. Plus encore lorsque lui apparaît la maîtresse de son meilleur ami Yale, homo domesticus auquel l’adultère donne de fugitives pensées coupables mais qui tombe sans le savoir dans le statut éminemment cosmopolitain d’homme "dé-marié". Quand il rencontre Mary dans une galerie d’art, Isaac est exaspéré par les maniérismes poseurs, l'arrogance hip-flip de cette je-sais-tout cérébrale et maso. Forcenée du name-dropping, capricieuse dans sa boulimie d'événements in et branchés de la vie culturelle, elle débite de solennelles absurdités du style : "Ce cube d'acier était très textuel, parfaitement intégré avec une merveilleuse forme de culpabilité négative. Tout le reste de l'exposition était merdique." Mais Isaac ressent chez elle davantage de détresse que chez Tracy. Sous son vernis d'omniscience c’est une instable, une immature qui agit par contradictions impulsives, voire par pur signal sémantique. Elle se croit laide et intelligente quand c'est peut-être l'inverse qui est vrai : elle est jolie et moins ferrée qu'elle ne le pense. Le snobisme recouvre chez elle un besoin de paraître né d'une insécurité fondamentale.


Mary cristallise plus que quiconque le parti pris du cinéaste consistant à énoncer des a priori ségrégatifs et tautologiques pour les rendre ensuite insuffisants, inopérants. Bien qu’il puisse rire d’eux, Allen prend ses personnages très au sérieux, et il lui arrive même d’en tomber éperdument amoureux, comme de cet archétype de bas-bleu philadelphien qu’interprète Diane Keaton avec un succulent abattage. Il parvient ici à l'épuration de son alter-ego fictionnel, sorte de particule animée d'un mouvement continu, évoluant dans un environnement où il entre en résonance avec de semblables échantillons de son espèce. Il se prend lui-même et quelques autres individus comme noyaux au sein d'une unité cellulaire, constituée par leur milieu social et abritée à l’intérieur d'un organisme géo-spatial plus vaste : Manhattan. Cette organisation minimale, mais rigoureuse avec ses lois et ses valeurs, agence la structure de l’histoire et la logique de ses enchevêtrements, de ses liaisons, de ses combinaisons. La construction en mosaïque accumule les notations sur les gens et les lieux. Les protagonistes ne cessent de bourdonner comme des atomes conversant de tout et de rien ; ils se trouvent, entrent en communion d’idées et de sentiments, dans un restaurant ou un musée, et finissent souvent par se séparer. En partant du plus particulier, le schéma de l’auteur rejoint l'universel puisqu'il régit la vie de millions de citadins, plancton humain des grandes métropoles. L'apparente inconséquence du récit, ténu, rhizomique, déambulatoire, emprunte les lois de gravitation du "proton" Isaac. Ce microcosme est celui d'une bourgeoisie enlisée dans ses codes amoureux, ses systèmes de référence (le modern'art, la psychanalyse), et dont la parole n'est plus que remède à l'anxiété, méta-langage des derniers discours à la mode sur le sexe, la philosophie ou la politique.


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Ici s’affirme la veine la plus mordante et satirique du réalisateur, qui trace une fresque assez impitoyable du New York dopé, pollué, écartelé, mis à sac et McLuhanisé, en proie aux mécènes condescendants, aux génies professionnels, aux promoteurs, aux semeurs de formules inutiles, aux gibiers d'avant-gardisme flou et de subversion molle. Il persifle ces soirées intellectuelles qui mêlent des quiproquos à la Feydeau, une emphase à la Duras et un chipotage de pizzeria dialogué par des rejetons de Françoise Sagan et de Susan Sontag. Il moque le ridicule de ces vies intimes publiées en livraisons ou en essais radicalistes avant même d'être vécues, de ces mondains vivant dans un bain d’allégories mal ajustées, mettant leur structuralisme à toutes les sauces et promenant leur jargon d’initiés de vernissage en symposium de sémiologie. Il ne cesse d’élever le niveau de ses analyses sous relecture d'un contemporain de Beckett, parce qu'il sait transformer une scène d'amour en commentaire sur l'évolution dès qu'il isole un couple dans les dioramas d'un planétarium d'Histoire Naturelle, leurs silhouettes se détachant en contre-jour, leurs visages réduits à quelques points lumineux qui se rapprochent sur fond de galaxie, ou parce qu'il fait d'un affrontement entre rivaux s'engueulant sur des problèmes de territoire une séquence où leurs griefs respectifs, tournés en amusantes généralités, s'abîment devant vingt siècles d'ossements dans une salle de classe. L'infini pascalien et le darwinisme assurent un relief millénaire aux trépidations limitées des New-yorkais en mal d'écologie et de choc du futur. Allen se met en cause lui-même et sans détours, dans ses veuleries, ses lubies et ses faiblesses d'enfant du siècle, mais avec la distance double de l'autodidacte et du comique qui lui donne sur l'Histoire une vue à la fois myopique et prophétique de moraliste au naturel.


Cependant le film n'est pas qu’un tableau sociologique ou la photographie narquoise d'une Amérique qui a perdu toutes ses certitudes. Il est organisé à partir d'un modèle dramaturgique qui, malgré l'aspect intrigue de couples aisés, obéit au principe de la tragédie. Soit une action simple dépeignant une crise passionnelle, et dans laquelle les évènements n'ont d'importance que dans la mesure où l'on en voit la répercussion dans l'âme des personnages. On y retrouve en effet la chaîne des passions raciniennes : Tracy aime Isaac, qui aime Mary, qui aime Yale, qui aime Emily. Et le tragique n'est pas que Mary abandonne Isaac pour partir avec Yale qui abandonne Emily, ni que Tracy s'en aille au moment où Isaac aurait tant besoin d'elle ; il réside dans cette course dérisoire des désirs par où se signale le manque à être du sujet. Son manque à être, Isaac essaie bien de le dépasser en tentant d'écrire un livre sur sa ville, mais l'entreprise échoue car celle-ci, avec ses multiples visages, ne se laisse pas capturer par l'écriture. L’échec se résorbe dans la vision toute imaginaire, mythique, mythologique de Manhattan qui surgit dès la première image, dans la magnificence nostalgique d'un paradis perdu : cette ouverture incantatoire la saisit en plan très général, comme flottante entre le ciel et la terre. Les bouquets des feux d’artifices semblent battre visuellement la mesure de la musique de Gershwin, et l'élégance du skyline new-yorkais, qu’exalte la photographie vaporeuse et stylisée de Gordon Willis, provoque un éblouissement par où la cité est ravie à celui qui voulait l'enfermer par les mots. C'est sur cette crise de l'écrivain avorté que débute le film. Son errance, sa disponibilité à l'amour, ses rencontres constituent ensuite l'histoire d'un type qui compense en pure perte, par les flots du verbe, l'incapacité où il se trouve d'embrayer sur un second chapitre.


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Face à ce marasme, Isaac a la nostalgie d'un âge d'or où tout n'était que luxe, calme et volupté. Il y a bien ici un tempo à deux temps, entre un présent sans ancrage, fluctuant, où tout peut se dire, où les secrets les plus intimes confiés à l'autre n'engagent ni ne soudent plus rien d'éternel, et un passé irréaliste, fantasmé comme un idéal. Le film épouse un mouvement rhapsodique, rhapsodie in black and white et Cinémascope, collant à la métaphore de Manhattan, grand navire échoué dans la baie de l'Hudson et qui donne, non pas le vertige du discours ou le cauchemar du texte, mais une sensation de mal de mer, comme un enlisement des passagers, un déboussolage où chacun se heurte aux angles des rues telles des petites billes affolées dans les travées de ce grand flipper : Up-Down, East-West. C'est là qu’affleure un pathétique moderne de l'humaine condition, totalement affranchi du café-théâtre. La névrose condamne à l’angoisse celui qui sort de son cocon et pare de séduction les espaces connus (Broadway, Central Park, Times Square, Greenwich Village…). New York est une ville spectaculaire et secrète, à la géométrie souveraine, aux automobiles glissant en flux continus sur de vastes et longues artères, aux mille enseignes lumineuses et aux bancs solitaires à l’ombre du pont de Queensboro festonné de lampions, d’où l’on contemple le lever de soleil sur l’East River. Elle offre un somptueux écrin à la ronde des vagabondages affectifs : élans et rétractations, malaises et hésitations, fuites et grands discours, tout l’art du cinéaste est là, dans cette modestie et cette intelligence des situations, cette attention aux êtres, à leurs qualités comme à leurs défauts, ce respect pour la complexité des sentiments et leur vérité.


Avec Manhattan, le septième art est au septième ciel. Pour l'ionisation amoureuse de l’atmosphère, pour la brume et les dégradés de gris qui disent les palpitations et les intermittences du cœur, pour les larmes sur le visage de Tracy lorsqu’Isaac lui annonce que leur relation ne peut pas durer, pour le timide sourire final de Woody qui comprend à ses dépens que tout ce qui compte n’est pas compris de l’esprit. À cet instant, il vient de remuer ciel et terre, de traverser la ville au pas de course (une scène depuis mille fois copiée, de Rob Reiner à Cédric Klapisch) pour la retrouver dans un couloir d'immeuble. Fou de douleur il tente de la reconquérir, mais tout ce qu'il lui avait dit pour la convaincre de partir lui revient en boomerang. Elle paraît soudain dotée d'une sagesse imperturbable, et lui semble découvrir avec effarement que les enfants ne naissent pas dans le cœur des choux. Devant Isaac paniqué s'élève la conviction que Tracy a mûri et qu'un monde les sépare désormais. Séquence poignante, véritable attrape-cœur salingerien, résolue dans un gros plan éloquent du héros éperdu, sur les traits duquel passent des années d'espoir déçu, un condensé de l’âge qui se pointe à contretemps. Le film se clôt pourtant sur une promesse, celle d’une réconciliation définitive avec la ville, d’une oasis au cœur du tumulte. La tendresse fait glisser le masque comique, le sentiment de la beauté l’emporte sur le sarcasme et la peur. L’art et le rêve vivifient le présent. L’Apocalypse n’est pas pour aujourd’hui, et sans doute pas pour demain. Car pour conjurer le désarroi existentiel, il reste L’Éducation Sentimentale de Flaubert, les Pommes de Cézanne, Willie Mays, Louis Armstrong et son Potato Head Blues, Marlon Brando, Groucho Marx… Toutes ces choses merveilleuses faisant reculer les échéances, et dont Isaac enregistre la liste sur une cassette. On y ajoutera Woody Allen et Manhattan, son plus beau film, sans lesquels la vie ne vaudrait pas complètement la peine d’être vécue.


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Thaddeus
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le 5 mars 2023

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