Au ralenti une balle de tennis file au-dessus d'un filet. On devine, hors champs, les joueurs, frappant de toute leur force, jouant leur partie avec le même entrain. La balle disparaît, réapparaît, longtemps. Soudain, sa droite trajectoire devient, par hasard, courbée. Touchant par hasard le haut du filet, bloquée dans son élan. Prête à retomber. D'un côté où de l'autre.
La premier plan du film s'arrête là. Sur cette fixation du temps, instant de suspense malgré lui, où tout peut se jouer. Pourquoi Allen commence t-il son film ainsi ? La voix de Chris Wilton achève de hisser cette balle vers l'objet symbolique, un des nombreux du film, rigoureuse et radicale réflexion sur le hasard des choses. Mais baser cette réflexion mineure sur un sujet universel (le sens de la vie, quand même !) semble bien être le but intrinsèque du narrateur. Toute la beauté de "Match Point" est de justifier, tel un théorème mathématique, une leçon de probabilité, l'absurde thème qui nous est énoncé au début. L'intelligence admirable du cinéaste, c'est qu'il n'a pas peur du paradoxe, de ce qui contredit les fondements de chaque chose. Ce qui le sauve, peut être, c'est d'empêcher constamment la généralisation du cas présenté, tout en faisant comprendre que son film s'y glisse de sa froide mécanique. "Match Point" ne tire jamais la morale attendue - puisqu'elle nous est promise - du symbole vers l'humain, mais tout le contraire : le film commencera avec des personnages, vrais, qui existent, mais qui au fur et à mesure se détruiront pour devenir des objets, des balles qui se cognent contre les filets plantés par la vie.


Le plan est toujours là. La balle est toujours arrêtée. Nous ne la reverrons pas retombée, il faudra attendre la fin. Un sobre fondu au noir, basculant sur une maison bourgeoise perçue derrière un grillage, dès lors confondue avec le filet du début. Woody Allen nous montre, dès la suite du plan initial, la première des deux parties du hors-champs de ce même plan : l'aristocratie londonienne, vite dépeinte et reçue comme le cinéaste la voit. Quant au personnage, de dos, qui avance jusqu'à la demeure, c'est la balle elle-même. L'action n'est pas encore totalement centrée sur elle. Elle ne porte pas encore le suspense terrassant qui viendra. Elle n'est pas encore au-dessus du filet, elle l'effleure plutôt, le longe, passe à côté : entrée dans un monde qu'on ne verra que d'en dehors, derrière le grillage ou la caméra de Woody.
Cette balle, c'est l'ambitieux Chris Wilton. Ancien joueur de tennis, maintenant professeur, il a connu la troisième classe, la seconde. Il va désormais connaître et se fondre, puisque c'est son souhait, dans la première. Woody le regarde d'un regard étrange, comme un bloc de froideur, ni sympathique ni antipathique, mais dans lequel tout à l'intérieur boue et se ressent la pression de ne jamais être à la hauteur. Il le regarde surtout pour la fonction qu'il incarne, pas celle de héros, ni de principal protagoniste, mais par ce qui a fait qu'il est là aujourd'hui : son mental, c'est un mental de sportif. Chris est tennisman, et ce n'est pas un hasard. Il a la particularité du gentleman taiseux, ambitieux et solide, toujours sur le fil. Il est à l'image de son accessoire principal, cette balle comme une étoile qui file entre les planètes, ici entre les classes. C'est en l'approchant que le vrai suspens de l'oeuvre nous est dévoilé : comment finira-il le film, à quel statut, sur quelle émotion ? Sera-il un homme heureux où un monstre de tristesse ? Aura t-il échoué dans sa quête de réussite ?
Woody s'amuse de cette réflexion que lui oubliera vite lorsque le personnage de Nola apparaîtra - pour ne plus regarder qu'elle - mais jamais le protagoniste. Rester en haut de l'échelle comme il vient d'y arriver, c'est le but ultime de sa vie et il le gardera jusqu'au bout, quoi qu'il en coûte.


Les membres de la famille Hewett, qui héritent des traits les plus grossis du film, ne sont jamais présentés en dehors des lignes de caricature que Allen dresse autour d'eux. Dans un film aussi fin et rigoureux que Match Point, l'utilisation de cette caricature totalement décomplexée peu paraître étrange - possible que le film ne soit pas à une étrangeté près - surtout que le cinéaste l'assume et l'exhibe comme jamais. C'est un leurre, un procédé qui cache, et qui cachera jusqu'à la fin, la véritable humanité supposée de ces personnages. S'il montre les acteurs de ce milieu aussi grossièrement, c'est qu'il suggère en ce sens le regard extérieur, le notre, porté sur eux ; prisonnier à jamais de l'image que notre esprit fait de ces gens ailleurs perchés : écho au grillage du début, où derrière, nos yeux scrutent un monde qui s'ouvre à Chris, mais jamais à nous.
Tout cela finit d'installer le malaise permanent entre le spectateur et l'oeuvre, que le cinéaste regarde sourire au lèvres, laissant la possibilité de nous perdre à chaque instant. C'est en ce sens que Match Point expérimente, teste et permet de tout rater : dans le dialogue, volontairement distant, d'un cinéaste avec un spectateur. Du regardeur et du regardant, échangeant avec une politesse glacée les multiples pistes d'explication du comportement des personnages qui se vident de leur humanité, au rythme du film.
Tout cela, c'est avant l'arrivée du grain de sable qui enrayera tout de l'ambition de Chris : Nola Rice, cette femme aux lèvres lascives, toute vêtue de blanc, traînant devant le regard des hommes et leur désir brûlant. C'est à sa présence volcanique, sa sensualité morbide, que le spectateur se réveille et auquel il s'identifie. Son apparition dans le film est celle des fantômes de cinéma, d'une forme de glamour qui n'existe plus, pulsion déjà mortifère d'un cinéaste pour son actrice. Il ne voudrait plus la lâcher, ne filmer qu'elle, mais Nola est déjà morte : Chris tombera, est déjà tombé, amoureux d'elle, mais ne pourra se laisser détourner de son but. Nola, c'est la passion, seule chose qui manque à la vie rêvée de Chris, c'est le désir, c'est le besoin de sexualité qui transpire sur son front, une chose dont a besoin tout être et que la froideur luxueuse de sa vie rangée ne pourra lui offrir. Nola, c'est l'autre partie du hors champs dans le plan initial. La balle, Chris, filera de l'un à l'autre, entamant sa relation adultérine avec Nola en même temps que son projet familial avec Chloe : avoir des enfants. Jusqu'à ce que le hasard s'en mêle, scellant le sort définitif, du film, de Chris, de Nola et des autres. Chloe ne tombera pas enceinte, c'est Nola qui portera son enfant. Marque du triomphe inconcevable pour le héros de la passion sur cette vie bourgeoise et rangée. Dans le flou le plus total, Chris gardera son but quoi qu'il en coûte, quitte à commettre l'irréparable.


Les deux derniers mouvements du film s'opposent considérablement par la froideur méthodique du premier, longue scène étirée sur un morceau d'opéra, symbole de la catharsis mal tournée du personnage ; et l'onirisme doux, âpre et étrange du second.
Moment clé du film, le premier mouvement final, la scène de l'assassinat, ressemble à la tempête qui se joue sous le crâne de Chris : la mise en scène d'Allen y devient d'une force rare, tranchante, cynique, méthodique, totalement désincarnée, sans chaleur, sans issue, scrutant un homme perdu dans une constante planification, ratant inconsciemment ce qu'il était écrit qu'il réussisse. Multipliant les erreurs, il panique mais arrive à ses fins. Avec aucune possibilité de s'en sortir.
Le second marque l'action définitive du hasard, de cette chance terrible qui parcoure la vie de Chris, qui le sauvera du gouffre judiciaire, familiale, concret et apparent, mais pas du gouffre moral, plus abstrait, indéfini mais tragiquement profond : Chris va tomber, c'est dit, c'est sur, c'est obligatoire. Il va rester en haut de l'échelle mais il aura cette fois cette culpabilité, sensation de vertige d'un homme arrivé au bout de son but au mépris des catastrophes qu'il aura semé sur sa route. Ce dernier mouvement tire le film vers le genre policier, exposant une scène d'interrogatoire dont Chris sortira avec de grandes séquelles, plus grandes encore que les précédentes. L'ultime pirouette finale, triomphe de l'absurde sur la vie, ultime paradoxe (c'est le hasard qui aura permis à Chris de rencontrer Nola, mais aussi le hasard qui lui permettra de ne pas être condamner pour son meurtre) dans un film qui en est ponctué. Dans un rêve, une dernière fois Chris reverra le vrai amour de sa vie, puis celle qu'il aura sacrifié pour pouvoir sauver le reste de ce qui s'était écroulé devant lui. Dans un rêve, l'inspecteur élucidera l'affaire, comme cela, par hasard. Avant qu'un objet, une simple bague, ne trouble tout et permette au tueur de s'en sortir alors que tout était écrit pour qu'il tombe encore plus bas. Mais de cela, Allen s'en moque. Il regarde, sans juger, une dernière fois, le visage d'un homme détruit et qui s'est détruit lui même. Avec le constat à la clé que si son oeuvre aura tant voulu voir le triomphe du hasard, c'est que la vie est plus absurde encore que le film lui-même. La balle est tombée, ni du bon, ni du mauvais côté. Il n'y a finalement pas de morale, pour la seule raison qu'on ne l'attendait trop. L'image dit que c'est du bon, l'esprit dit que c'est du mauvais. C'est à nous, alors, devant le visage détruit de l'ambitieux Chris, de trancher, ou pas. Oeuvre d'une grande rigueur morale, le film s'éteint là, balle de match.

B-Lyndon
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le 29 sept. 2013

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