Entre The Tree of Life et Melancholia, la vie de la Terre dans l'univers nous est balayée en quatre heures de temps. La même année, le festival de Cannes nous prime deux films qui se répondent, l'un sur la naissance de la terre et de la vie, l'autre sur sa mort et l'anéantissement de l'espèce humaine. Le tout sur fond d 'images grandiloquentes et de musiques symphoniques, hé quoi, c'est qu'il s'agit de notre bonne vieille Terre! Qui a dit que l'homme était au centre de l'univers? L'approche de forme s'y accorde parfaitement, quand Malick fait l'apologie de la fratrie et des rapports humains bienveillants, Lars Von Trier nous montre le côté gangrené de la société au collectif et de l'âme ravagée par la maladie psychologique à l'individuel. Par contre, l'approche de fond est en total opposition, alors que Malick fait preuve d'un mysticisme exacerbé, Lars Von Trier donne la belle place au nihilisme salvateur. Nihilisme dont il nous donne la clé.

Jolie et profonde métaphore de la mélancolie qu'est cette inquiètante planète bleue. Pendant toute durée du film, je me suis questionnée sur le pourquoi du comment de ce bleu, si intense soit il, alors que depuis l'Antiquité, chez les grecs plus exactement, la mélancolie est associée au noir. Selon la théorie humorale d'Hippocrate, l'humeur mélancolique correspond à un excès de bile noire ("mélas" noir, "kholé" la bile), état dépressif qui conduit au dégoût de la vie. Que vient donc y faire ce bleu? Je me suis alors rappelée de cette expression allemande "ins blau fahren" qui littéralement veut dire "partir dans le bleu". Le bleu ici se rapporte à la couleur du lointain (le ciel), de quelque chose d'incertain car il paraît que les objets distants auraient des teintes bleutées, les autres couleurs étant plus fortement résorbées par l'atmosphère. D'autres expliquent qu'il y a fort longtemps, quand on laissait au lin cultivé le temps de fleurir, de petites fleurs d'un bleu prononcé apparaissaient. Et, lorsque quelqu'un partait se balader à la campagne, forcement il traversait un de ces champs bleus fleurissant, on disait alors qu'il partait dans le bleu. Aujourd'hui cette expression signifie entreprendre une excursion à la destination inconnue, du moins incertaine au départ, un partir loin lointain. Tout ça pour dire que oui, il s'agit parfaitement de cela, la mélancolie agit sur le psychique en renvoyant au monde son indifférence, en donnant à l'existence et à son décors un détachement où tout ne semble plus que vanité. Le mélancolique voit donc les choses en bleu, le bleu de la distance des choses à lui, de sa vie à la vie. Comme l'a joliment dit un jour Kundera "la douceur de la mort à une couleur bleue", douce parce que lointain donc bleue. Car nul ne doute qu'appréhender la mort en douceur ne peut se faire qu'en lui donnant l'éloignement nécessaire pour ne pas en faire une désespérante fatalité, pour mieux profiter de la vie en acceptant que la mort est partout. La mélancolie serait elle donc la seule issu pour accepter la mort?


Justine, sujette à la mélancolie dès le début, sait, sait qu'ils vont tous mourir, elle et les autres. Toutes les mesquineries et les travers hypocrites de la société sont réunis lors de son mariage, une évidence qu'elle constate de plus en plus intensément par sa capacité à se détacher de ce décors sclérosé. Au début, elle a peur, peur de cette prise de conscience, de cette nausée (comme dirait notre cher Sartre) qui se dessine devant elle. Cherchant du refuge auprès de ces parents, d'abord, sa mère, aigrie au plus au point, peut-être sait elle aussi? "tout le monde a peur lui répond elle". Parle t elle de la même peur? De cette une peur profonde et solitaire, une peur répondant au monde dont on se sait à sens unique à jamais absent. Puis, son père qui se défile, craint il une contagion? Une élucidation qu'il ne cesse de masquer dans un jeu incessant de futilité, grand enfant qu'il est ? Il lui faudra l'assumer seule.

Mais Justine finit par accepter, accepter l'étrangeté et l'insensibilité de la nature à l'égard de l'homme, la vanité de la vie, et le déplorable masque sociale de l'humanité qui pour mieux cacher sa peur de la mort préfère jouer à la vie. Cette acceptation se concrétise par un oui, contre pied de son mariage raté, où elle embrasse la mélancolie (la planète) en offrant son corps à son regard bleuté. Elle acceptera donc ce sort, comme la destruction amplifié de son monde sociale à l'humanité tout entière, immanquable fatalité avec l'acquiescement du corps. Ce qui n'est pas la même chose pour sa soeur Claire, elle si terre-à-terre, si pratico-pratique. De même que pour son mari si rationnel, qui n'acceptera pas la faute de calcul des scientifiques, faute de raisonnement, que tout ne puisse s'expliquer scientifiquement, à l'échelle de l'homme: en non dit le bannissement de l'inconscient humain et de sa maladie. Blessé dans sa rationalité, il préfère fuir dans la mort en se la donnant lui même. Il n'en a pas peur puisqu'il se la provoque, il a peur de l'incontrôlabilité qui lui est associé, de la perte du cadre de la réalité censée pouvoir être en tout point expliquée. La peur de l'entité psychique incontrôlable qu'est l'inconscient et ne jamais pouvoir regarder dedans. Jusqu'au bout, il se voilera la face: la mélancolie est un mal qui ne peut frapper un être rationnel. Claire, elle, panique, panique à la mort de son mari et ne veut pas voir s'effondrer le monde qu'elle s'est si bien construit, une faille dans sa vie si bien orchestrée. Elle n'a de cesse de se débattre avec la mélancolie, de vouloir s'échapper, entraînant son fils, dans un nul part inexistant. Le soir dit, elle voudra encore mettre en scène la vie, la jouer face à la mort, face à la maladie, macabre vie. Porter un toast en son honneur? Justine a bien compris le côté dérisoire de la situation, car si vie il y a la mort aussi. Etre atteint psychiquement signifie t il être déjà mort? Faut il obligatoirement être mélancolique pour l'accepter ? Là encore, toujours cette question en trame de fond.

Peut-être a t on la réponse grâce au fils de Claire, pas encore tout à fait aux prises de la société aveuglée, il sera sauvé de la panique mélancolique par sa capacité à se réfugier dans le rêve, à s'éloigner de la réalité par celui ci, aidé de Justine qui, en avertie, lui tend la main dans la bonne direction. La mélancolie, certes à cette faculté, mais rêver ne procure t il pas ce même éloignement à la vie, cette distance suffisante qui nous distancie de notre détresse face à la mort?

Il faut aller plus loin, le film nous y emmène. D'une esthétique formidable, Lars Von Trier joue avec la symbolique et la mise en scène des décors, faisant référence au cinéma expressionniste allemands des années 20 où les maladies mentales étaient justement une thématique de prédilection. Ne serait ce que la scène du boudoir, où Justine, frappée par l'évidence, se prend à remplacer des oeuvres d'art abstraites par des pendants figuratifs comme approche concrète et sensible du monde à éloigner et non de l'abstraction rationnelle de la pensée. Film qui est donc lui même la solution, car l'art donne aussi à la vie cette fonction de décor détachable et jetable. La boucle est bouclée, car bien souvent la qualité de l'artiste vient de son humeur mélancolique qui lui permet de créer une oeuvre, médiateur au renoncement à l'importance de chose de la vie et remède contre l'intolérabilité de la mort. La mélancolie ne serait pas une fin en soi mais un moyen de voir les choses comme elles sont.

Un film où la fin du monde n'aura jamais été aussi douce.
Knutcha
9
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le 7 sept. 2011

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Knutcha

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