Un des avantages de Melancholia est qu'il permet de se poser un certains nombre de questions relativement fondamentales sur le cinéma. Et, du coup, offrir ici la possibilité de présenter quelques réponses, éminemment personnelles et donc forcément un brun futiles.

Qu'est-ce qui constitue une belle image de cinéma, un beau plan ?

Les premières minutes de Melancholia sont constituées de plans très composés, plastiquement très réussis, parfaitement accompagné d'une ouverture de Wagner (Tristan et Isolde) sans que l'on ne sache encore ce qu'il racontent, entrecoupé de plans astraux Malickiens. D'où cette première interrogation: cette succession de tableaux en extrêmes ralentis se suffisent-ils à eux-mêmes ? Doit-on louer certains réalisateurs pour leur capacités à scénariser leurs visions (Lynch, pas toujours, d'ailleurs, Kubrick), à mettre une forme de narration autour de leurs pulsions visuelles ? Peut-on se satisfaire d'un plan en tant que tel, indépendamment de son contexte ? Bien sûr, la réponse dépendra de chacun d'entre nous, en fonction de nos penchants naturels, selon qu'on préfère une approche intellectuelle (le scénario, l'histoire), technique (la prouesse de la réalisation, la qualité de la composition des images), artistique (les sensations ressenties, la poésie dégagée) ou autre. Et, en fonctions de cette réponse, comprendre comment et pourquoi certains faiseurs de cinéma sont encensés par les uns et brûlés par d'autres. Sans compter que nos goûts évoluent, notre sensibilité s'affine, nos attentes se modifient avec l'âge et les expériences (artistiques) passées. J'ai bien conscience d'avoir enfoncé une porte ouverte par tant d'autres, mais je pense que cette question initiale influe énormément sur l'avis que nous portons aux films en général et à celui-là en particulier. Tétanisés de plaisir par les quelques minutes inaugurales, nous envisageons toute la suite avec un désir d'acceptation total. Au contraire insensibles par des images considérées comme trop artificielles (fond et forme) et le reste paraîtra presqu'à coup sûr vain et vide de sens.
Troisième possibilité: ces images questionnent et la suite s'aborde avec une circonspection dont il sera très difficile de s'extraire.

Est-ce que l'apport du numérique abaisse forcément tout ce qu'il touche ? Et pourquoi ?

Toujours à propos de ces premiers plans (comme quoi, hein ?): il ne vous aura pas échappé qu'une grande partie d'entre eux sont le résultat de triturations numériques. Même s'il n'est pas raté, l'effet manifeste sa présence par un résultat impossible à obtenir en conditions "naturelles". Cela dévalue-t-il la beauté du résultat proposé à l'écran ? N'avons-nous le droit de nous ébahir que devant des images tirant leur beauté de la difficulté à les obtenir ? Un couché de soleil au somment d'une montagne peut être considéré comme prodigieux dans un film d'auteur à petit budget mais insipide et facile dans une grosse production baignant dans le tout-numérique.... Je sais que je suis instinctivement à verser dans cette catégorie de spectateurs, mais me demande de plus en plus ou se situe le fondement d'une telle réaction. Doit-on détester l'apport d'instruments à cordes dans un arrangement moderne sous prétexte qu'il sont issus de synthétiseurs et les apprécier s'ils sont le fruit d'un enregistrement d'un orchestre philharmonique ? Le résultat n'est-il pas le seul point de vue à considérer ? L'essentiel n'est-il pas contenu dans la vision du réalisateur, quelque soit son chemin pour nous la délivrer ? Je réponds positivement à cette dernière question mais ne peut m'empêcher de regretter l'emploi de retouches numériques dans l'univers des images, fussent-elles fixes ou animées.

Est-ce qu'un réalisateur qui a le melon est à blâmer ?

Les quelques "grands" réalisateurs contemporains suivis par une grande partie de la presse et du public ne manquent pas, pour la plupart, d'une dose d'autosuffisance souvent désagréable et leurs œuvres ne manquent pas de défauts. Almodovar, Malick, Von Trier, Lynch et autres Cronenberg pour ne citer que les premiers qui me viennent à l'esprit, sont bien souvent portés aux nues par une partie des humains qui nous entourent, et, au regards de nos inclinaisons personnelles, nous le regrettons parfois. Mais ne doit-on pas,malgré tout ce que nous pensons de ces artistes, reconnaître la formidable bouffée d'air qu'ils nous procurent, dans un art où la standardisation écrase presque toute la production de masse de la quasi-totalité des pays producteurs d'images ? En d'autre mots, quelque soit ce qu'on pense de ce Mélancholia, par exemple, ne doit-on pas saluer la présence de ces metteurs en scène, qui nous offrent une vision personnelle, nous permettent de voir des films différents, dont au moins la qualité de relative singularité constitue en soi une raison salutaire d'exister ? Les jeunes talents originaux ne manquent pas mais combien d'entre eux ont eu la possibilité de poursuivre une carrière ? Et dans ce nombre, combien ont pu garder leur folie ? Leur possibilité (ne serait-ce que financière), leur envie de suivre cette voie départ ?
Les films de Von Trier, qu'on les apprécie ou les déteste viscéralement, offrent au moins ce petit avantage de porter leur voix propre, ce qui est déjà beaucoup.

Doit-on mépriser les œuvres des salauds ?

Von Trier, à travers ses conférences de presse ou interviews récentes, est donc un sale type. Goût de la provoc' ou pas, les thèmes soulevés par le réalisateur ne peuvent lui conférer aucune mansuétude ou indulgence. D'autant moins que le garçon est éduqué et sait parfaitement comment ce qu'il dit sera entendu, par qui, et avec quel écho. La chose est encore plus triste quand on connait l'époque et ses retours fâcheux vers des extrémismes nationaux qui nous ramènent à des époques suffisamment récentes pour encore et toujours craindre le retour du pire. Aucune circonstances atténuantes ou contexte ne peut être évoqué (qu'il ait été bourré, comme dans l'affaire Galliano n'est non seulement pas une excuse mais peut-être au contraire un élément à charge). Aucune explication alambiquée ne vaut ici, les idées de provoc se comptent par million, le choix du thème des nazis et de leur esthétique, d'Hitler qu'il comprend et avec qui il sympathise ("un tout petit peu") est, quoi qu'on en pense, relativement abjecte.
Cependant, et à l'instar d'un Céline qui a fait coulé tant d'encre depuis plus de 50 ans, il est inconcevable de rejeter une oeuvre qui, en tant qu'entité autonome, ne promeut pas les idées nauséabondes de son auteur. La liste des créateurs ayant fleurté (ou plongé corps et âmes) avec les idées mortifères reposant sur des fantasmes malsains est, on le sait, suffisamment longue.
Voyage au bout de la nuit est un chef-d'oeuvre, reconnaissons à Melancholia le droit d'exister en tant que tel: un film, une oeuvre artistique à part entière, dont on se doit d'apprécier les qualités indépendamment de son créateur (après, si le fait de proclamer l'adoration qu'on a pour un film permet à son auteur d'être encore plus entendu est un autre problème, concernant plus les critiques professionnels que nous autres, simples tâcherons de SensCritique). Vision neutre de ce point de vue, donc, si possible.

Qu'est-ce que vaut le film, finalement ?

(Avec une dernière petite question, en corollaire: y a-t-il un intérêt à découvrir tous les films 4 mois après leur sortie ?) C'est donc en n'ayant conservé que l'écume des évènements (réactions, critiques, buzz, polémique, échos de proches) que j'ai pu me mettre devant ce film. L'esprit presque vierge, en quelque sorte, de toutes les scories qui entourent la sortie d'un film, à plus forte raison quand il est à ce point médiatisé (Cannes, personnalité du réalisateur, etc...).
Et j'en reviens à la conclusion de ma première question. Les premières minutes ayant plutôt eu tendance à me questionner (plutôt qu'à me subjuguer ou au contraire me repousser) et je suis resté presque jusqu'au bout sur cet entre-deux. Il est de ces films qu'on adore sur le moment et que les heures qui suivent nous permettent de relativiser. Je me situerai ici dans l'exact contraire: loin d'être emballé, je me suis vu reconnaître au film certains atouts, au fur et à mesure que je repensais à lui. Une scène de mariage pas totalement désagréable (même si peu en rapport avec le thème principal, finalement, et un brun caricaturale sous certains aspects), des dialogues et des acteurs plutôt bien sentis. Une deuxième partie qui a le mérite de nous proposer un point de vue original sur une fin du monde en vase clos, accompagné d'une ambiance plutôt singulière et, sous cet aspect, intéressante.
Et puis, je dois avouer, Kristen Dunst est, dans la première partie du film, éblouissante comme dans aucun autre film jusque là. Rien que pour ça, le film vaut le coup d'œil.

Prenant sans être passionnant, intéressant sans être brillant, visuellement abouti sans être absolument subjuguant, ce Melancholia mérite d'être vu sans pour autant mériter des palmes, fussent-elles morales ou Cannoises.

Est-ce qu'une vision formelle, une singularité morale, suffisent à faire un grand film ? Von Trier a au moins ce mérite de nous permettre de répondre: pas forcément.
guyness

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