Bien sûr, le passage de l'écrit à l'écran s'accompagne par obligation de simplification : ici on se rendra compte que ce n'est pas tant la multiplication des suspects que la mise en scène des moyens d'enquête qui passionne le cinéaste. On serait même tentés de dire que l'intrigue apparemment complexe, réunissant malgré eux les membres d'une famille richissime d'industriels, se réduit assez rapidement pour se clôturer par une résolution presque faible. Mais celle-ci n'est que l'exact contrepoint de la sophistication de la double enquête menée par un journaliste sur la touche et une jeune asociale, pupille à 23 ans, d'une redoutable intelligence. L'union en quelque sorte de la carpe et du lapin, qui intervient au bout d'une heure et qui fait en effet décoller le film, marque la réunion de deux approches, l'une traditionnelle et l'autre résolument moderne et technique, faisant un usage intensif des nouvelles technologies, ce qui permet d'établir une passerelle évidente avec l'opus précédent.
Entre une jeune femme ne semblant guère goûter le commerce des hommes et des hommes qui n'aiment pas les femmes, comme le suggère le titre, il y a forcément matière à confusion, superposition et fausses pistes. Ainsi Millenium se révèle t-il un énorme, mais absolument pas indigeste, mille-feuilles dont le spectateur jamais rassasié se délecte toujours plus de déguster une nouvelle couche. De la même manière que dans Zodiac, dont il épouse par endroits les tonalités et la crédulité curieuse de son héros, David Fincher accumule les indices, paraissant noyer le spectateur sous un flux d'informations présentées à la façon d'un reportage haletant. De l'île glaciale et enneigée, propriété de la dynastie Vanger, Fincher nous offre quelques échappées vers Londres ou Zurich, mais partout il montre un monde froid et cynique où, derrière les murs des belles bâtisses, vient se nicher la monstruosité humaine sous fond d'atrocités plus anciennes : la famille Vanger a compté parmi les siens quelques nazis.
C'est donc un film sur l'empilement et l'interpénétration qui nous emporte dans sa fougue et sa virtuosité, mais qui n'oblitère pas pour autant de fouiller l'âme infectée et à jamais vicieuse des meurtriers qui le peuplent. L'immense cinéaste suédois Ingmar Bergman n'a cessé d'ausculter les comportements des couples et des familles, faisant de son pays en apparence parfait et lisse le territoire idéal de la névrose. Peut-être l'écrivain Stieg Larsson avait-il dans un coin de tête l'héritage bergmanien. En tout cas, dans une forme autrement plus luxueuse, David Fincher saisit et restitue avec brio l'étrangeté venue du Nord durant 158 minutes époustouflantes, dérangeantes et viscérales qui retiennent sans jamais la relâcher l'attention d'un spectateur subjugué et ravi.
PatrickBraganti
9
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le 20 janv. 2012

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