Que n'ai-je vu Mr Smith Goes To Washington plus tôt !

Voilà le film-principe de Capra ! D'abord il expose admirablement la passion du réalisateur pour la démocratie, celle des Pères Fondateurs (les plans de leurs statues) et de la Constitution américaine. Mais encore ce film donne un éclairage nouveau sur la naïveté prétendue de Capra.

Le personnage de Jefferson Smith est une proposition à lui seul qui marie le nom du Père fondateur à celui du patronyme le plus courant aux Etats-Unis, manière d'affirmer que la démocratie est l'affaire de chacun. Ce personnage montré dans la naïveté de son enthousiasme est littéralement impossible. Et c'est cette impossibilité qui est l'emprunte de Capra. L'argument généralement utilisé contre Capra quant à l'invraisemblance de la nature de ses personnages s'effondre alors parce que cette invraisemblance est la force dialectique même de son propos, particulièrement ici.
Au cœur de ce cinéma se manifeste ainsi comme principe la défaillance du réel, impropre à produire des Smith ou des Bailey, puisqu'en réalité, il n'en existe pas. Et si le cinéma de Capra n'est pas celui du réel, il jette néanmoins sur le réel l'ombre d'une absence aux conséquences que l'on sait parce qu'on la vit. C'est comme cela que l'univers décrit par Capra est celui d'un monde enrichi, avec supplément.
Mr Smith Goes To Washington ne demande pas au spectateur d'adhérer à son personnage par le biais d'un réalisme dont le souci de détail nous permettrait la pénétration d'un monde qui nous serait familier, par identification, mais au contraire, s'adresse à notre désir. N'est-il pas étonnant que quand Le mépris, citant Bazin, déclare : « le cinéma substitue à notre regard un monde qui s'accorde à notre désir », n'est-il pas étonnant que nous ne pensions pas au Capra de Mr Smith ? Bien qu'il y ait toute raison de penser que le cinéma de Godard n'a aucune raison pour rencontrer celui de Capra, pourtant le principe d'adhésion demeure le même. Et si s'exerce bien, pour le spectateur l'évidence d'une séduction, il faut qu'elle soit liée moins à une identification qu'à l'illusion d'un désir concrétisé. Ce n'est pas de la reproduction d'un monde que je reconnais réel que je me réjouis mais de celle d'un monde que j'avais désiré, et aussitôt le cinéma de Capra se connecte sur l'imaginaire. Mais un imaginaire auquel il prête les apparences du réel pour en faire mieux jaillir les saillies d'une vérité qui s'affirme en creux dans la réalité que nous vivons et, de cette emprunte restée, nous demeure comme une absence. C'est alors qu'apparaît le portrait d'un Capra bien moins naïf que désabusé. Cette foi qu'il a dans le fondement de l'Amérique, cette foi d'immigrés, ce mythe, il nous le montre comme tel. La naïveté de ses personnages n'a pour objet que la dénonciation d'une hypocrisie. On sait combien l'étranger, l'ingénu, l'autre, a cette capacité à dire le vrai. C'est encore, c'est à chaque fois Usbek qui visite Paris. Peindre le naïf, le primitif est le meilleur moyen de dénoncer la sophistication, la machination du faux. Il faut voir qu'importe peu ici le propos de Mr Smith. Sa proposition de loi n'est pas le credo que porte le film (quand bien même ce serait celui de Capra), elle est un outil de pénétration ; elle permettra seulement d'entrer dans les rouages du Sénat. Il ne s'agit pas de prendre au pied de la lettre le propos des personnages et de vouloir en tirer la morale de ce cinéma. Capra n'est pas politique – pas de cette manière. Tout y est trop simpliste. Ce n'est pas de ce côté-là qu'il porte.
Avec Mr Smith Goes To Washington, le propos de nombreux films de Capra s'éclairent. Prenons l'ensemble formé par Mr. Deeds Goes to Town, You Can't Take it With you, State of the Union, Mr Smith Goes To Washington et It's a Wonderful Life, à chaque fois, le personnage principal est en situation de renoncer à sa foi, soit qu'il reconnaisse la force incommensurable de son adversaire, soit qu'il ne trouve plus de ressource morale ni d'issue au problème qui lui est imposé : Mr Deeds s'enferme dans un mutisme délétère, Mr Smith qui se trouve prêt de rentrer chez lui, qui lutte ensuite de toutes ses forces finit par s'évanouir sans avoir eu gain de cause, Georges Bailey qui vient demander l'aumône à son pire ennemi, se la voyant refusée, songe au suicide, Vanderhof qui s'apprête à déménager, Matthews compromettant ses idéaux. A chaque fois, le secours arrive par l'intermédiaire d'un deus ex machina : le revirement soudain d'un sénateur, l'intervention de la communauté charitable, etc. Or on songe tous, avec plaisir ou dégoût : « ça n'arrive jamais. » Systématiquement, la légèreté et l'optimisme de Capra sont sujets à sombrer avec ses personnages et c'est par l'artifice que la situation se résout et se conclut dans le bonheur. Or comment définir mieux l'artifice que comme ce qui n'arrive pas. Capra a-t-il lu Molière ? En tout cas, la même dénonciation de l'hypocrisie y est à l'œuvre et avec la même manière que dans Tartuffe. Si la manière est continuellement comique, la trame progresse selon un tragique qui n'est évité que par un recours flagrant, sinon revendiqué, à l'esquive.
Lorsque l'ange jette George Bailey dans un monde où il n'a jamais existé, nous nous retrouvons avec lui dans un univers monstrueux et angoissant, cauchemardesque. Faut-il se souvenir que George Bailey n'existe que depuis une heure ! Et que le monde qui nous est alors montré est le nôtre, celui de la crise et de la misère de la récession, et non le fantasme pervers d'un réalisateur que l'imagination consume à vide. Il aura fallu bien du talent et de la joie pour nous le faire oublier d'abord, de sorte que nous sommes incapables de nous reconnaître dans ce qui ne nous apparaît que comme cauchemar.

La grandeur de Capra est de dissimuler l'angoisse et le malaise sous le rire et la joie ; or dissimuler au cinéma c'est encore dire. Sans doute appartenait-il a ce catholique de donner à saisir un monde vidé de son absolu par l'invention d'une idéalité trop naïve pour nous convaincre. Sans doute appartenait-il à cet artiste de nous donner à sentir, plus qu'à penser, le désespoir par la joie, et à compenser (parce que tout se paie) le désarroi par le spectacle en un bonheur toujours renouvelé dans la précarité d'une séance, jusqu'au film suivant, par le souci d'un rythme et d'une énergie, un débordement de vie qui annonce bientôt un Fellini à venir.
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le 3 déc. 2011

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