David Lynch sait ouvrir ses films. Littéralement, j'entends. Là, dans les pas rythmés d'un jitterbug où les couples de danseurs se superposent les uns aux autres, jusqu'à devenir silhouettes creuses, découpages inversés de l'écran, comme autant de portes dansantes ouvertes sur d'autres images.


Celle d'une limousine sombre, qui ressemble d'avantage à un corbillard emportée par le cours liquide d'une rivière funeste que par l'élan mécanique qui le ferait errer sur l'asphalte de Mulholland Dr. Nous sommes dans La vallée, celle de Los Angeles, la Cité des Anges.


L'une blonde et l'autre brune. Dos ángeles : une ange gardien veillant sur une ange déchue. Vibrantes héroïnes perdues, éperdues, dans le labyrinthe des rêves brisés et des amours déçues. L'une, Betty, telle la déesse Diane, est lumière du jour, douceur bienveillante, astre délicat irradiant d'un inaltérable optimisme et d'une abnégation désarmante. L'autre, Rita, orchidée nocturne et abimée, aux lèvres de camélia et au regard de velours, est une Vénus tombée du Panthéon, pleurant une détresse sans mémoire et fuyant un danger oublié.


Poème d'une âme, âme amoureuse, âme meurtrie, appliquant dans un geste bouleversant le pansement désespéré des rêves sur ses blessures, projetant sur la peau de l'écran les caresses oubliées, dans une ultime déclaration d'amour, poignante tentative de cristalliser pour l'éternité dans les fantasmes et l'imaginaire cet Eden des sentiments, perdu à jamais, avant que celui-ci ne soit de nouveau déchiré par les souvenirs malheureux et la culpabilité.


Ce cube bleu, opaque, aux arrêtes tranchantes, qui apparait comme pour rompre le fil ténu d'une sensibilité fragile - et partagée, attendrie par le chant poignant du cygne Rebecca. "Tout va mal" disait Rita, comme rattrapée par un souvenir maudit. Voilà le génie de Lynch, ce gouffre bleu, la boîte noire d'une âme épronnee : le déroulé d'un cœur meurtri en pellicule, un film-fantôme. Véritablement, Lynch atteint là une forme d'aboutissement de son art d'exorciste - et un sommet du cinéma : il embouteille une âme dans une bobine et la livre à la nuit comme un témoignage d'amour jeté à la mer avant son naufrage.


Universelle, hors du temps, l'œuvre aurait pu sortir sur les écrans aujourd'hui, côtoyer dans les salles les monuments d'Hitchcock, de Wilder, de Sirk, ou faire éruption dans des décennies, telle qu'elle est, au-delà de toute modernité, intemporelle. Il aurait été dommage qu'elle ne soit pas paru de mon vivant. Depuis, un astre s'est joint à d'autres dans la/ma constellation de ces films inaltérables, à la manière de ses deux anges dont les sourires se mêlent aux étoiles. L'une blonde et l'autre brune. Lunes blondes sur une nuit brune.

Omael
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le 18 oct. 2015

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