Paprika
7.6
Paprika

Long-métrage d'animation de Satoshi Kon (2006)

"De la fiction est née la réalité"

Les rêves sont effrayants, pour plusieurs raisons, et nous avons sans doute raison de les fuir, car ils constituent un stade de sommeil de la raison, sommeil qui, comme chacun sait, engendre des monstres. Quand je rêve, je suis rarement conscient qu'il s'agit d'un rêve. De plus, une fois réveillé, je peux légitimement me demander si je ne continue pas à rêver. Au moins j'ai la satisfaction de savoir que c'est mon rêve. Mais que se passerait-il si les rêves de plusieurs personnes pouvaient se mélanger ? La situation serait d'autant plus confuse qu'il arrive que je rêve que je suis quelqu'un d'autre, ou que je me voie de l'extérieur. Ou encore que le décor change brusquement, sans transition. Si l'on m'ôte la seule certitude qui me reste, qu'il s'agit de mon rêve, mon identité est menacée. Celui qui génère le rêve peut la détruire à tout moment.

Voilà quelques postulats de départ de "Paprika", que l'on est amenés à comprendre dès le début du film, qui présente l'analyse d'un rêve d'un commissaire de police par la mystérieuse Paprika (il n'y a que les Japonais pour animer avec un tel fétichisme une silhouette de jeune fille gracile, tendue comme un roseau). Séquence un peu dérangeante : un homme d'âge mûr, moustachu, est dans un cirque, dans le public. Le projecteur se pointe sur lui. Monsieur Loyal, au visage caché par des lunettes, le téléporte dans une cage au centre de la piste, puis des gens du public qui ont tous son visage se jètent sur lui. Le sol se dérobe, et il tombe du haut du mât, mais Paprika le rattrape avec un trapèze, puis ils sont sur une liane, à moitié nus. Ils tombent car le commissaire est désormais étranglé dans un wagon de train, mais là encore Paprika le sauve en assommant l'homme encagoulé. Ils sont ensuite dans une fête foraine : le commissaire poursuit un homme dans un couloir d'hôtel, le voit se faire abattre tandis que l'assassin s'enfuit. Le commissaire lui court après mais le couloir se déforme comme du dentifrice sous ses pieds. Il tombe dans la lumière ; on entend le son d'une bobine de cinéma et un homme qui crie "et comment je fais pour continuer ?". On voit ensuite notre homme se réveiller, et Paprika et lui discutent tranquillement du rêve, du sommeil paradoxal, etc... Puis le montage montre Paprika évoluer dans la ville comme un fantôme, et se focalise ensuite sur une femme, nous suggérant qu'elles ne forment qu'une même personne.

On apprend ensuite qu'une équipe de trois scientifiques (un gros enfantin, un nain à lunettes expansif, un troisième) a mis au point des DC Mini, sorte de tiares qui peuvent connecter les rêves de deux personnes. Mais plusieurs prototypes ont été dérobés. Le directeur, un passéiste opposé à cette invention, veut tout détruire. L'enquête se poursuit, chaque scientifique étant à un moment ou à un autre prisonnier du rêve d'un autre, un rêve consistant en une fanfare de jouets/frigos/objets modernes insignifiants qui avancent, tandis que trône sur le char principal une mystérieuse poupée.

On a là un peu d'"Alice au pays des merveilles", un peu de Philip K. Dick ("Le dieu venu du Centaure").

Pour qu'un film sur les rêves et l'inconscient fonctionne, il faut éviter bien sûr l'écueil d'un rationalisme extrême qui répondrait à toutes les réponses. Plus important, il faut que l'on s'attache aux personnages afin que l'on ait peur pour leur identité, leur santé mentale. Et c'est ce que Satoshi Kon réussit parfaitement. Comme dans son "Tokyo Godfather", on a ici des personnages fort bien individualisés, qui évitent les stéréotypes. L'animation nippone, qui oscille souvent maintenant entre la pauvreté et la boursouflure, retrouve ici le bel équilibre qui était celui de "Cowboy Bebop", avec un character design assez réaliste.

Comme dans le récent "Le congrès", le film repose sur un jaillissement perpétuel. Comme on se situe dans un rêve, il est possible de rentrer dans une affiche pour monter un cheval ailé, ou de devenir le sphynx d'un tableau (très belle séquence). Mais à la différence du film d'Ari Folman, "Paprika" s'en tire mieux car il se double d'une réflexion assez poussée sur le cinéma, sur internet et sur notre surconsommation d'images. Le commissaire est un ancien réalisateur amateur, qui a tourné avec son meilleur ami un polar en 8 mm. "Les trois quarts du film se composaient de poursuites", belle mise en abyme du film lui-même. C'est d'autant plus intéressant que le commissaire dit au départ détester le cinéma, puis, lors d'un rêve, cherche refuge dans une salle de cinéma où il prend les attributs d'un vieux réalisateur à la Ozu et réexplique la règle des 180° dans les champs-contrechamps. Tandis qu'il l'énonce, le montage en fait la démonstration : parabole sur la toute-puissance démiurgique qu'acquiert celui qui rêve.

De fait, le film réalise pour les séquences oniriques le tour de force funambulesque de réussir des séquences d'"action" compréhensibles tout en introduisant une dose de perte de repère spatiaux (bien des fois la caméra quitte un personnage pour zoomer ailleurs, et le personnages est désormais ici).

Violence, érotisme, manipulation, impuissance, horreur, nombreuses sont les émotions que le spectateur trouve sur son chemin pendant cette odyssée qui a le bon goût d'être courte, efficace, ambitieuse mais pas prétentieuse.

Je l'ai vu en VF et je ne le regrette pas, même si je me rends compte après coup que la version japonaise incluait Megumi Hayashibara, la doubleuse de Ranma fille et de Faye Valentine, une voix qui me tourne la tête.

"Paprika" est un film qui traite de la surabondance d'images qui nous entoure, mais aussi des problèmes d'identité. Ce n'est cependant pas un film torturé à l'excès, et fascinant à bien des égards. A l'époque, je regardais les affiches et j'avais le pressentiment (prémonitoire ? ^^) que ce film était important. Je pense que sa descendance est plus importante qu'on ne le croit. Bravo, Mr Kon !
zardoz6704
8
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le 28 oct. 2013

Modifiée

le 28 oct. 2013

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zardoz6704

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