Jim Jarmusch. Un univers à part dans le cinéma contemporain... hors du temps, en quelque sorte. Des films vibrant au rythme d'une singulière poésie, au fil d'une quête, celle de la mère d'un enfant dont on vient d'apprendre l'existence via une lettre couchée sur papier rose, celle d'un homme d'affaires qu'on va trouver au fin fond de l'Espagne afin de le tue,r ou bien du sang dont on se nourrit pour survivre au fil des siècles. Des films reposant sur des fils, en somme. Une narration saccadée. Ou non, pas de narration. Ou plutôt si, l'une de celles, indicibles, dont on saisit l'existence, le sens, l'essence, après avoir découvert ces images sur grand écran, de celles dont l'atmosphère vous imprègne longtemps après, parfois des années. Un cinéma de la rupture, rupture avec les codes du classicisme, avec la rythmique académique, avec une société vrillant à cent à l'heure, au sein de laquelle l'impatience s'auto-proclame reine, où la chasse à la vitesse ne laisse nulle place à la poésie du temps (ou du moins... de moins en moins), celui de la liberté, celui du rêve et de l'imaginaire, ce temps hors du temps, où l'on peut se permettre d'écrire quelques lignes (comme je le fais présentement) sur le siège conducteur d'un bus de ville au fin fond du New Jersey, sur un banc public au bord d'une cascade, ou encore dans un jardin secret parsemé de carnets à noircir et de livres dévorés (ou pas). Jim Jarmusch, ou une filmographie reflet de la personnalité et de l'âme de son cinéaste, dynamisée (-mitée?) par une putain de musique dont le son ne cesse de vibrer dans nos oreilles: des voix et des instruments au service de l'image... à moins que ce ne soit l'inverse? Ou peut-être une réciproque? Une atmosphère surannée, dans laquelle surgissent de rares références à la temporalité qui est la nôtre, l'ère du numérique et de la communication Bref, une poésie cinématographique rock'n roll, où le temps ne semble pas exister, à moins qu'il ne surgisse subrepticement et ne parvienne à imposer ses limites, sans qu'il ne reprenne toutefois le contrôle sur ses acteurs. Ai-je besoin de préciser que Paterson n'échappe nullement à ces règles de l'art?


Difficile, il est de prime abord, de rentrer dans le quotidien répétitif, quasi-cyclique, monotone, d'apparence sans surprise ni turbulences, de ce jeune couple. Lui, Paterson, né à... Paterson, et vivant et travaillant à ... Paterson, New Jersey, chauffeur de bus poète. Elle, Laura, artiste bohème aux rêves parfois insensés (N'est-ce pas, en même temps, le propre de la douceur et de l'ingénuité du rêve? La vie n'est-elle pas en somme insensée? Ne sommes-nous pas des êtres doués d'un sens insensé?), mais au moins jouit-elle de la chance de rêver... Que serait le monde, déjà d'une violence inouïe et d'une injustice innommable, si nous n'avions plus la possibilité, ni le droit, ni la liberté de rêver? Pour autant, les rêves n'empêchent pas de laisser place à la réalité, à ses nécessités, au quotidien réglé comme du papier à cigarette (ou des boîtes d'allumettes made in Ohio), quoique mu par les charmes et la fraîcheur de l'amour véritable, sincère, auquel on accorde des "laissez-passer", aussi fous et démesurés puissent paraître les actes (pas miam du tout, la tourte aux choux de Bruxelles - et même le chien semble d'accord) et les requêtes (ah, cette fameuse guitare Black and White à 300 dollars...). Dire oui sans oser dire non, tels sont les vertiges de l'amour, ou fondations de résistance à la monotonie du quotidien, à défaut de lui imposer sa rythmique. Lundi, mardi, mercredi, ... Les jours passent, et repassent, sans pour autant qu'ils ne trépassent. Ils semblent, se ressemblent, s'assemblent. Debout six heures pour Paterson. Montre (littéralement en main), café, trajet à pied jusqu'au dépôt des bus, traversée des vestiges de l'ère industrielle, lieux fantômes, écriture de quelques vers (ou plutôt de la prose) avant le top départ, puis la journée de boulot, les discussions des passagers, le déjeuner sur un banc public au bord d'une cascade, plume à la main griffonnant le carnet, puis retour dans le bus, encore et toujours, incessamment sur la même ligne, devant les mêmes boutiques, dans les mêmes rues et avenues. Fin de la journée, trajet inverse, retour à la maison, un petit coup de pied dans la boîte aux lettres au fragile équilibre, retrouvailles avec l'amour, le chien au garde-à-vous, débriefing de la journée sur le canapé, Paterson mutique, comme à son habitude, Laura bavarde, montrant ses dernières créations, des rideaux de douche aux coussins peints de traits et de pois noirs et blancs, des cupcakes également noirs et blancs aux divers travaux manuels, enjouée, évoquant ses lubies du moment, de l'ouverture d'une boutique de cupcakes à sa future vie de rock-star. Puis dîner, promenade du chien par Paterson, et arrêt au bar, une bière parmi les habitués du lieux, du patron jouant aux échecs à cette fille harcelée par un mec énamouré, puis stop. A demain. Lundi, mardi, mercredi. On sent passer les journées depuis notre fauteuil de cinéma, Paterson l'heure tourner depuis son fauteuil de conducteur, au rythme de l'aiguille tournoyant dans le cadran. Fin de la journée. Délivrance. Nulle pointe d'amertume ou de quelconque aigreur. On sent pourtant poindre, en filigrane, un soupçon de frustration, aussi inexpressif semble-t-il de prime abord sur le visage de notre poète. Ce n'est pas faute d'être enjoint à envoyer ses jolis poèmes à un éditeur par les injonctions de sa compagne: il se contente d'une timide approbation tout en repoussant les limites et la date butoir au possible... jusqu'à ce qu'il soit trop tard. Ou pas, puisqu'il n'est jamais trop tard. Vu de l'extérieur, Paterson semble perdu dans les limbes du prosaïsme et aveuglé par la monotone rythmique de sa vie... et nous embarqués avec. Erreur grave.


Se lier et renouer avec les charmes insoupçonnés et les surprises, les imprévus, de la vie. Son sel en somme. Ses croisements quotidiens dans le carrefour qu'elle est, des bavardages communs (et un tantinet sexistes - mais juste un tantinet hein) sur les filles aux réflexions philosophiques sur le marxisme; ses rencontres inattendues et poétiques, déroutantes et déconcertantes à la fois, de ces paires de jumelles et de jumeaux quotidiennement croisé(e)s dans le bus ou les rues de Patterson (notamment une jeune apprentie poète) à cet homme d'affaires japonais lui aussi poète. Fantômes? Illusions? Doubles fantasmés? Ou réels? Jim Jarmusch, ou l'art de brouiller notre conscience des frontières du réel avec l'idéel, l'abstrait, l'utopique, voire une sorte de chimère réelle, parce que le quotidien du couple est, lui, bien réel. Apparaissent les ruptures. Les soupçons d'irritation laissés à peine transparaître sur les traits du héros (vite fait en courant, quoi, et puis next). Une panne de bus. Un pétage de plombs dans le bar à coups de pistolet en plastique. Un incident d'origine canine. Et puis la frustration laisse place à une colère sourde et froide, et un rabibochage inattendu avec le quotidien. De ce dernier, Paterson semble; nonobstant, s'accommoder - jusqu'à "se satisfaire", je n'irai sans doute pas -, ensorcelé par les grâces et les sortilèges du nom d'Amour, l'enivrant, cette étincelle de bonheur, cette éclaircie nommée Laura (Golshifteh Farahani n'a-t-elle pas dit à Télérama que "“Avec 'Paterson', c'est la première fois qu'un cinéaste exploite [sa] part joyeuse”), cette bulle de confort dans la fadeur de l'ordinaire (en apparence, du moins), l'embellissant de son art lyrique, pourtant faits des choses du quotidien. Car, le quotidien n'est pas que banalité, tristesse, grisaille, insipidité, fadeur, et loin de là. Les premiers rayons de soleil traversant les volets de la chambre, l'atmosphère bucolique d'une rivière coulant au milieu d'une ville, des cheveux au vent mis en prose ou en vers, ... c'est cela, la beauté de l'ordinaire que Paterson parvient à saisir dans ses yeux et dans l'encre coulant sur le papier. Se satisfait-il certainement de sa vie, de la vie et de ses songes, de ses déroutes bien réelles? Ou peut-être est-il en réalité mu par la peur, effrayé à l'idée de franchir des caps, de quitter le confort de l'habitude et les certitudes imposées par la routine, ce fameux train-train. L'incessant ballet des jumeaux, dans cette ville américaine moyenne, ne rappelle-t-il pas le rêve de Laura, révélé dès les premières minutes du film, dans lequel elle les imagine parents de jumeaux? Une peur de la paternité, en somme. Une peur du changement. Une peur de grandir. A moins que ce ne soit un choix? Associons-y un rapport au réel marqué par une conscience (trop) aiguë de l'irréalisable, le sceau (à moins que ce ne soit le saut?) de l'impossible, de l'inconcevable, de l'absurde, ou du moins de ce qui est estimé comme tel. Or, "rien n’est impossible à ceux qui tentent" (A. Le Grand): "le seul endroit où vous rêves sont impossible c’est dans votre tête" (R. Schuller). Si "ce qui est difficile prend du temps, ce qui est impossible en prend un peu plus" (F. Nansen). Oser pour parvenir à ses fins. Oser pour résister. Oser pour exister. Même s'il est agréable d'être bercé, protégé, au sein d'une bulle qu'on participe à se créer, et déjà qu'elle est surprise par définition, la vie n'est pas audace? C'est une évidence, dirons certains. Quand d'autres n'exprimeront pas d'ambition démesurée, préférant se laisser porter, ou cherchent (et trouvent) l'essence du bonheur dans la simplicité, se lancent à la quête d'eux-mêmes et de leur essence dans les charmes naturels, les plaisirs ordinaires, aussi banaux puissent-ils sembler aux yeux du voisin.


"Le bonheur n'est fait que pour un cœur tranquille, ce n'est pas lorsque l'onde est agitée qu'elle peut réfléchit l'azur d'un beau ciel bleu." (Cécile Fée, 1832). Des citations sur le bonheur, l'amour, la fortune, il suffit d'aller faire un tour sur Internet pour en trouver des milliers. Mais le bonheur ne relève-t-il pas, au final, d'une définition et de sensations personnelles, propres à celle et celui qui le vit? Bien sûr, il existe des clés intangibles: l'amour, la santé, ... Mais on dit par exemple que "L'argent ne fait pas le bonheur". Viser la lune ne relève pas d'une linéature universelle. Quitter les bras de Morphée pour les bras de l'Amour, le visage effleuré par les rayons du soleil naissant, être inspiré par le bruit de l'eau et la fraîcheur d'une rivière, se retrouver avec soi-même dans la nuit d'une ville déserte, croisant des êtres farfelus dans un lavomatic ou retrouvant ses comparses autour d'une bière, et si c'était ça le bonheur au fond?


Difficile, il était de rentrer dans Paterson, mais difficile, il fut également, d'en parler. D'évoquer ce bouleversement, cette profondeur, cette subtilité, de saisir les contours, les aspérités, les tourments d'un personnage réservé, mutique, ni autiste, ni asocial toutefois, magnifiquement et sobrement interprété par Adam Driver, accompagné d'une Golshifteh Farahani dont Jarmusch, elle l'avoue elle-même, est enfin parvenu à mettre en lumière la part joyeuse, parfaite dans le rôle de Laura. Inutile, je pense, il est de revenir sur les aspects techniques, sur la mise en scène de Jarmusch dont d'autres vanteront les extraordinaires qualités à ma place (et je ne pourrais que partager leur point de vue), sur la géniale bande originale, sur l'extraordinaire photographie. Non, j'ai préféré m'attaquer à la poésie, aux émotions et au trouble qu'on suscité en moi ce bijou nommé Paterson. Pour le meilleur ou pour le pire de la critique? Pour dire vrai, je n'ai pas la prétention de le savoir. Et je m'en fiche. Difficile, il fut, de restituer en mots un soupçon de pensée, de réflexion, d'émotion sur ce film inclassable. A l'instar de l'oeuvre de Jarmusch, en somme, l'un des fondateurs confirmés de mon amour du septième art.

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le 28 nov. 2016

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