C'est marrant c'est finalement quand je commence à avoir plein de recherche à faire que je me retourne sur mon vieux mémoire et que je me dis qu'il serait temps de l'écrire, cette critique du plus beau film du monde.

En 1903 Georg Simmel écrit "Métropole et mentalité", il y traite de ce qu'il appelle "l'attitude de réserve" des habitants des villes, à savoir une antipathie première et instinctive vis à vis des inconnus. Cette thématique va être reprise par les penseurs de l'école de Chicago dans les années 20 en 30 alors que les villes américaines connaissent un développement monstre. En 1950, Asphalt Jungle, par ses gros plans claustrophobiques, son décor industriel et froid, sans végétations, nous parle aussi de cette aliénation urbaine, constamment : alors que les radio de police crépitent, Dix se cache derrière un pylône, il sait que coupable ou non il sera arrêté, il sait qu'on cherchera a tout prix à l'envoyer en prison. D'ailleurs la ville d'Asphalt Junglen'a pas de nom, elle n'est pas une ville, c'est toutes les villes (après une énième vision, East chicago est mentionné à un moment, très très brièvement, et sans clairement désigner la ville où ils sont, je reste sur ma position).

Toujours dans l'entre deux guerres, alors que les élites se barrent en périphérie (suburbanisation), les villes elles mêmes connaissent une véritable paupérisation. Nels Handerson, en étudiant Hoboémia (1923), Louis Wirth dans "Le ghetto" (1928) perçoivent toutefois que la quartiérisation est en soi une forme de réorganisation, un lieu de reconstruction du lien social, en réaction à l'alination susdécrite. Dans Asphalt Jungle Dix a tissé des liens au sein de son quartier aseptisé, des liens qu'il peut faire jouer en cas de pépin, comme avec Gus Minissi pour rembourser sa dette, mais qu'il l'amène aussi à héberger Doll, strip teaseuse sans logis.

Lorsque les institutions ne répondent plus présent, dans une ville aliénante et un quartier pauvre, la forme de réorganisation adoptée en dernier recours est la criminalité, parce qu'elle donne un rôle, une protection social, un objectif. C'est en tout cas ce que conclut Thrasher, dans "The Gang: A Study of 1,313 Gangs in Chicago" en 1927. Emmerich, l'avocat vérieux d'Asphalt Jungle, ne dit pas vraiment autre chose : "Ils [les criminels] ne sont pas si différents des autres, après tout le crime n'est qu'une forme dégénérée de l'ambition". Ainsi, le cambriolage de la banque dans le film est une entreprise criminelle au sens littéral du terme, Doc a besoin d'un capital initial fournit par l'avocat, il passe des entretiens d'embauches spécifiques, pour que chaque tâche soit effectuée professionnellement, les associés seront payés "comme des peintres en batiment"

Un deuxième phénomène occupe la société civile américaine et les intellectuels dans les années 40. Avec la seconde guerre mondiale, mais depuis les années 20 en réalité, les femmes gagnent peu à peu leur émancipation, la répartition des taches ménagères devient floue en même temps que le système patriarcal s'écroule un peu plus. Le retour de la guerre amène des hommes nourris aux magazines de pins-up et forçé à grandir trop vite face à des femmes indépendantes financièrement. La structure familiale elle est en crise, en 1938 William F. Ogburn affirme que sur les 7 fonctions sociales attribués auparavant à la famille, 6 sont devenues du ressort de l'Etat et ses institutions. Conséquence de ces phénomènes, les rapports entre les genres sont craquelés. Dans Asphalt Jungle Doll (au nom évocateur) et Dix ne savent pas se parler et ne savent pas s'aimer, elle est amoureuse, mais elle s'enfuit pourtant plutôt que de le tenir dans ses bras alors qu'il agonise. Plus de vierge Marie donc. Lui ne voit rien alors que Doll pleure quand il l'ignore et rit quand il se tourne vers elle, "I don't get it, I just don't get it" finit t'il par admettre. Ultime preuve de l'éclatement de la structure familial, les femmes font les yeux doux à de riches avocats mariés en les appelant "mon oncle".

Mais Asphalt Jungle n'est pas qu'un formidable objet de son temps, fruit d'une réflexion pertinente sur la société américaine, l'urbanisation, la criminalité, l'émancipation des femmes, et la famille. C'est aussi le lieu d'intuitions philosophiques sublimes. Il y'a quelque chose de la banalité du mal d'Arendt, pourtant conceptualisée en 1963, dans ses hommes apathiques, somnambules, estropiés, qui se laissent porter par les événements et par leurs passions : "nous travaillons tous pour nos vices" dit le doc, et qui sont amenés à la criminalité par la société, par la nature humaine, par la biologie aussi peut être "What I carry on my back, I was born with it. I didn't grow it yself" nous dit bien Gus, en parlant certes de sa bosse. Il y'a quelque chose du determinisme, urbain et sociologique, nous l'avons souligné, mais aussi psychanalytique, celui là même qui occupa Erich Fromm après guerre, et qu'on retrouve dans la violence latente de la société d'Asphalt Jungle et le traumatisme enfantin de Dix. Il y'a finalement quelque chose de la philosophie de l'absurde dans cette phrase du Doc :  "On prépare tout jusqu'au moindre détail. Et ensuite ? Le système d'alarme se déclenche sans la moindre raison, un coup part et un homme est tué, un flic tout juste bon à chasser les ivrognes nous tombe dessus. La fatalité, que peut-on face à la fatalité ?", ce même Doc qui sourit lorsqu'il est arrêté après avoir passé 3 minutes de trop dans un boui-boui pour regarder une jolie fille danser. Doc est heureux, comme le Sisyphe de Camus, et peut être même comme Dix, qui achève sa vie entre deux chevaux, dans le ranch familial. La mort de Dix est une révolte, son seul vrai moment de liberté.

Asphalt Jungle c'est tout ça, Huston filme la société qui l'entoure, et comme c'est un intellectuel brillant, c'est tout naturellement que son oeuvre rejoint celles des auteurs qui ont pensé et analysé cette même société. Asphalt Jungle c'est tout ça, mais c'est aussi tout autre chose. Asphalt jungle c'est ce cynique de Doc, c'est Gus et les chats, c'est cette mignonne qui danse au son du Juke-Box, c'est Cob qui sue à la vue de l'argent, c'est la frimousse de Doll et la détresse de Dix, c'est cette photo sublime.
Asphalt Jungle est un chef d'oeuvre parce qu'il est à la fois film hollywoodien de facture formidable, joué, scénarisé, réalisé merveilleusement, et oeuvre d'une rare pertinence sur la société américaine, l'après guerre voir, osons les gros mots, la condition humaine.
Bref, 10 sur 10, coeur, premier de mon top film, ce genre de chose.
Beefheart
10
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le 26 sept. 2013

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Beefheart

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