Requiem pour un massacre est un voyage. Un voyage au bout des enfers, des flammes de haine et des cris dans la brume. Errance, nos yeux s’y perdent. Pétrifié, l’œil ravale ses pleurs. Dans la paralysie de nos sens, ce Requiem n’a rien du réconfort symphonique. Il frappe, il cogne, il dénote. Car dans chaque guerre, il n’y a ni héros, ni victoire, juste des victimes et une arbitraire survie. Choses que cette œuvre remue, et balance, comme un éclat d’obus, qui nous empêcherait de nous relever.


Les visages changent d'expression, constamment. S’impose alors ce périple du regard, et les conséquences d’un voyage au bout de la nuit : « Come and See », l’avertissement se titre. Une formule portant une tragédie en filigrane ; la fatalité du temps peut-être. Puisque chacun le sait : il est trop tard, l’Histoire enterre déjà ses victimes. Tombeau de lucioles, ou de lucidité, qu’importe, Elem Klimov regarde le passé, et en tire la substance de son Horreur : la ballade du Soldat, d’une enfance rayée, quand passent les cigognes, et périt l’espoir. Une œuvre totale donc, en mouvement dans les maux, et rapprochée dans l’émotion.


Dans le sable du temps, creusent deux enfants, à la recherche d’un vieux fusil, ou d’un trésor enfoui. Un témoignage (contre l’oubli) à venir, peut-être. Point de vue. Car dans la vie, dans un film, ou en guerre, « Tout commence par les enfants ». L’ouverture (d)étonne : le calme avant la tempête, sans massacre ni larmes, juste l’enfance, au milieu des restes, d’objets à l’abandon et d’une guerre potentiellement finie. Mais non. Un fusil sort des entrailles de la Terre. La Mort est en marche. Tu es venu, maintenant regardes. Apocalypse Now.


La violence se fait mémorielle. Tâche difficile que d'essayer de mettre en mots l'innommable, et d'autant plus difficile de le mettre en Images. Puisque tout passe par le regard, plus que par les mots. Oui, les regards bouleversent. Dans les bois où s’écoulent des larmes de sang, dans cette campagne de cèdres et de cendres, l'œil convulse, et telle une cigogne, regarde la dévastation, et la tombée des innocents. Et pourtant, l’ensemble a des airs de « rêve », de surréalisme dans le cauchemar, d’errance et de contemplation Tarkovskienne, dans une vache de guerre. Une logique qui s’analyse comme une forme de surdité face aux événements, ou de mort annoncée dans une guerre qui n’est que non-sens.


Tout est là, dans ces plans séquences, dans cette maîtrise du suivie de l'Horreur. La brutalité brute, en cruauté sans coupe. Démarche reprise bien plus tard dans Le Fils de Saul. Car personne n'est protégé face à la barbarie. Immersion, je crie ton nom. Les visages se déversent sur nos corps. Les pleurs se mêlent aux â(r)mes. Corps et âme, le spectateur n’est plus qu’une ombre face à la barbarie de l’Histoire. Car dans Requiem pour un massacre, les Images ne nous épargnent pas. L'horreur contamine les visages, et s’inscrit dans une évolution déshumanisante. De la fierté d’aller combattre aux regards dans le néant, Florya (impressionnant Aleksei Kravchenko) n’est plus qu’un anonyme réduit à la seule pensée de l'atrocité par l’atrocité.


Les cadavres s’entassent, les corps se fusillent, la peau se brûle. L’enfer lui aussi monte en grade. Plus rien ne se respecte, et les symboles se tâchent de sang : une église en flammes ; une cigogne sans nichée ; un arc-en-ciel au milieu du chaos, etc. Il y a cette idée de bourbier, d’enlisement dans la noirceur : une terreur tout en « sables mouvants », dans des étangs de boue, où l’innocence s’enfonce, et où le vivant avance coûte que coûte, au prix des éclaboussures, à travers des corps morts, en décomposition dans la fumée du souvenir. L’ennemi, quant à lui, ne se cache plus. Il rit de l’infâme. Le massacre semble interminable. Aucune ellipse, la monstruosité en intégralité.


Invisible. Partout. L’ennemi s’exhibe en progression : de l’avion observateur de la première partie aux figures en uniformes de la seconde, l’ennemi se forme un visage, humain. Car, oui, les monstres ont des visages. Sortis de la brume, des fantômes du diable. Klimov montre avant tout que l’humain est une construction, et qu’il se manipule, au gré des exactions : ils font partie intégrante de cette machine infernale qu'est le nazisme, et aussitôt abandonnés en tant qu’individus, ils supplient, implorent le pardon, rejettent la faute, mais repartent vers les Enfers. Oripeaux de Satan. Comme dans cet acte créateur et cathartique, où des villageois et partisans érigent un totem du belligérant : un peu de boue, un peu d’ossements, quelques vêtements et beaucoup d’affliction et de colère. L’ennemi se crée, on lui donne un visage en argile, une figure à mèche, à défaut de pouvoir le voir. On lui crache sa haine, on le maudit, et on lui déverse ses pleurs.


Jusqu’à ce dernier acte, purgatif. Une séquence à l’intensité folle, où l’avenir annihile les massacres passés. Les yeux morts, l’innocence revit, tirant dans un portrait responsable, pour en annuler le passé, le massacre et la haine. Des Images à revers, des marches à reculons et des moustaches rasées. Les archives battent en retraite, les morts deviennent vivants, les ruines se reconstruisent, le Führer redevient enfant. Stop. Au Führer de vivre. Le monde ne fonctionne pas avec des retours à la vie et des « si ». Car rien ne résiste aux balles, pas même l'humanité. Dans la brume, des fenêtres sans espoir, et des espoirs illusoires. Des rires, des cris, des flammes, des Hommes. Les Images saisissent, et les bruits t'égorgent. Spectateur vaincu par K.O. au dernier round. Le Lacrimosa s’élève. Requiem pour un massacre. Les larmes peuvent désormais couler. Dans une dernière marche, de pas lourds d’Images et de cris, le Chaos s’est fait Cinéma. Insoutenable, essentiel, déchirant.


Incendies, puits et brouillard


Requiem de maux/mots également disponible sur mon Blog

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le 13 juil. 2018

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