Wake in Fright ou Outback (titres d'origine) est un film australo-américain réalisé par Ted Kotcheff en 1971, adapté de la nouvelle éponyme de Kenneth Cook. Onze ans avant le premier (et seul bon) volet de la quadrilogie Rambo qui lui ouvrira les portes de Hollywood, le réalisateur canadien proposait un récit aussi ahurissant que dérangeant centré sur l'outback australien. Une œuvre dont l'atmosphère poisseuse et étouffante colle à la peau longtemps encore après le visionnage.

Le plan-séquence initial et la scène suivante, montrant une salle de classe paralysée par la chaleur à la veille des vacances de Noël (1), donnent d'emblée le ton des deux heures à suivre. À l'instar de The Wicker Man (1973) ou encore Phase IV (1974) sortis dans la même période, le spectateur est plongé dans un univers très singulier dont il doit comprendre puis accepter les codes. Ici, les étendues immenses et désertiques du fin fond de la campagne australienne offrent un cadre de premier choix à l'intrigue et l'isolement des environs est mis en exergue au moyen d'un plan panoramique d'ouverture très réussi.

Gary Bond incarne John Grant, un instituteur en quête de repos désirant retrouver sa femme installée à Sydney. Cette dernière s'immiscera dans ses pensées, comme dans celles du spectateur, sous forme de très brefs flashbacks tout au long du film. Contraint de faire une halte dans la ville au doux nom de Bundanyabba, ou "Yabba", c'est bien malgré lui qu'il va se retrouver spectateur autant qu'acteur de la vie locale à base de descente de bières (en quantité industrielle, à donner la nausée au plus endurci des Écossais) et d'un jeu de pari local appelé "Two-up". La bière et le jeu sont au cœur de ce microcosme et représentent la porte d'entrée dans cet enfer à ciel ouvert, c'est par là que la folie va gagner le protagoniste. Kotcheff offre alors au spectateur de nouvelles séquences particulièrement inspirées, tant sur le plan technique – certains plans rappellent du Hitchcock – que sur la profondeur des personnages. Le rôle de l'officier de police, premier contact de John dans ce monde à la fois accueillant et hostile, est un véritable modèle du genre. Donald Pleasence n'est pas en reste dans le rôle d'un médecin alcoolique, apparemment sensé et sain d'esprit, mais au final autant sinon plus dérangé que le reste de la population locale.

Le film fait évidemment penser au classique de Boorman, Délivrance (pour l'aspect perversion de la nature et du beau), ainsi qu'à celui de Peckinpah, Les Chiens de Paille (pour l'aspect instinctif de la violence), tous deux sortis un an plus tard, en 1972. On pense également au récent et beaucoup moins réussi – mais correct – Wolf Creek réalisé par Greg McLean en 2005.
L'originalité et la force de Wake In Fright tient à la sobriété de sa mise en scène et son scénario réaliste, dédale haletant d'un instituteur innocent pris dans les rouages d'une communauté et de son mode de vie, accueillant en apparence mais insidieusement malsain. D'abord esclave de son métier (il a contracté un prêt important pour se former et se considère lui même comme "a bonded slave of the Australian Department of Education"), il va se retrouver enchaîné à une ville et à ses habitants, terrifiants. Mais cette terreur n'a rien d'extraordinaire ou de soudain comme c'est souvent le cas dans les productions classiques du genre, elle est ici diffuse et jaillit du quotidien de ces gens victimes d'un ennui des plus profonds, transformés en bêtes sauvages par défaut. La scène de chasse au kangourou, réalisée à partir d'un montage de scènes bien réelles, est à ce titre insoutenable. Inoubliable.
Les thèmes connexes au métrage sont très variés et traités avec une finesse très appréciable, en témoignent les scènes de violences (physique, morale, sexuelle) ordinaires et l'irruption inopinée d'un questionnement homosexuel, véritable tabou dans cette contrée reculée. Cette agressivité tout à fait involontaire, empreinte de réalisme et surgissant parfois des sentiments les plus sincères, projette le spectateur qui ose poser son regard sur Wake In Fright dans une ambiance exceptionnelle, oppressante, et diablement tenace.

(1) N'oublions pas que nous sommes en Australie, dans l'hémisphère Sud.

La critique dans son format d'origine : http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Reveil-dans-la-terreur-de-Ted-Kotcheff-1971
Morrinson
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le 22 mars 2014

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