Curtis LaForche, un brave col bleu de l'Amérique profonde, est du jour au lendemain assailli par des visions de plus en plus violentes semblant annoncer rien de moins qu'une future tempête d'ampleur apocalyptique. Hanté par ce qu'il finit par prendre pour des visions prémonitoires, éprouvant le sentiment d'une catastrophe imminente, Curtis consacre alors tout son temps et son énergie à rénover un abri anti-tempête pour lui et sa famille. Son obsession finit par inquiéter son entourage, sa femme comme ses amis, d'autant que Curtis décide de puiser dans ses dernières économies pour finir la construction de cet abri, mettant ainsi en péril la sécurité financière de sa famille.

Sous ses allures de produit typique du ciné indé US, Take Shelter cache une oeuvre complexe que l'on appréhende un peu plus dès le second visionnage. Car à première vue, le film a de quoi laisser perplexe, son intrigue hésitant longuement entre drame psychiatrique, chronique sociale et possible explication surnaturelle, le tout raconté sur un rythme parfois décourageant, volontairement lent et contemplatif, chiant diront simplement les bouffeurs de ciné pop-corn. Lesquels seront passés complètement à côté de la portée émotionnelle et picturale de ce film singulier, quelque part à la croisée des genres.

Cependant, qualifier le second long de Jeff Nichols de pur film fantastique n'est à mon sens pas exagéré tant les hallucinations du protagoniste peuvent s'expliquer soit par un événement surnaturel potentiel, soit par la dégénérescence mentale du personnage. Rappelons que le fantastique par définition, joue souvent de la suggestion et du doute vis-à-vis de la santé mentale de celui (ou ceux) qui subissent des événements inhabituels au sein même de leur quotidien (ex : Le Horla). Présenté au départ comme un brave ouvrier sans histoire qui trime dur pour sa famille, Curtis n'a à priori rien qui puisse le conduire à sombrer dans la folie paranoïaque. Le doute s'installe alors progressivement quand à savoir si le personnage délire ou subit vraiment des visions prémonitoires.

D'autant que le réalisateur adopte pleinement le point de vue de son protagoniste, renforçant ainsi le sentiment d'angoisse lorsque la réalité de ce dernier bascule sans crier gare dans l'hallucination pure et simple, le réalisme formel se voyant subitement fragilisé par la perception défaillante du personnage. Un procédé tout droit hérité de L'échelle de Jacob, à la différence que Jeff Nichols limite nettement plus ses effets, suggérant une tornade événementielle et dévastatrice là où les visions de Jacob Singer prenaient une valeur bien plus horrifique et traumatisante.

Dans l'incapacité de pouvoir se confier à quiconque tout en ayant conscience de passer pour un fou, Curtis semble mû par une volonté impérieuse et irrationnelle, que lui-même ne semble en mesure de pouvoir expliquer (un peu à la manière du personnage de Kevin Bacon dans le film Hypnose), si ce n'est par le besoin de protéger envers et contre tout sa famille d'un potentiel cataclysme. Il personnifie ainsi à lui-seul toute la paranoïa d'une Amérique qui, frappée de plein fouet par la crise économique et la menace terroriste, se recroqueville dans ses réflexes survivalistes primordiaux.

Porté par le jeu intense de Michael Shannon, lequel s'empare ici littéralement de son rôle, Take Shelter fait clairement partie de ces oeuvres atmosphériques dont le rythme lent et les plages contemplatives peuvent autant rebuter que fasciner le spectateur. Jeff Nichols entretient habilement le doute durant toute l'intrigue, suggérant tout autant l'imminence d'une potentielle fin du monde que la dévolution mentale de son protagoniste dont on apprend plus tard que la mère souffre de schizophrénie (une maladie parfois héréditaire). Qui plus est, le réalisateur instille une atmosphère d'inquiétante étrangeté via des images dont la beauté poétique le dispute à l'angoisse la plus insidieuse, celle-ci se nourrissant régulièrement des hallucinations du protagoniste (de plus en plus impressionnantes) lesquelles prennent très vite la valeur de sombres présages.

RISQUE DE SPOILER
Dès lors, Take shelter exhale une angoisse familière, sourde et obsédante. Volontairement ambigue, sa dernière scène pose finalement plus de questions qu'elle n'apporte de réponses. Les craintes du personnage ont-elles toujours été justifiées par des visions potentiellement prémonitoires ou a-t-il toujours été fou au point que sa psychose ne finisse par influer sur la perception de son entourage ? Jeff Nichols choisit de laisser planer le doute jusqu'au bout quant aux craintes fondées ou non de son protagoniste. Et ce malgré le caractère foncièrement impressionniste de l'un des ultimes plans de son métrage.
FIN DU SPOILER

Vendu comme une énième chronique sociale comme il en sort chaque année de Sundance, Take Shelter s'impose en définitive comme un remarquable modèle d'intrigue fantastique, dont la portée psychologique s'ouvre sur un portrait de société plus global ainsi que sur la notion de sacré familial. Car en fin de compte, tout ce que ce brave homme entreprend, aussi fou puisse-t-on le croire, n'est motivé que par l'amour qu'il porte à sa famille. Et ses visions d'apocalypse ne sont peut-être finalement que l'expression de ses craintes les plus profondes face à un monde qui lui paraît de plus en plus inquiétant.

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le 2 mars 2015

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Buddy_Noone

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