On les voyait danser en robes blanches

Beau et lent.

L’idée d’adapter le roman de Thomas Hardy aurait été suggérée à Polanski par Sharon Tate à qui le film est dédié. Une des difficultés pour la critique est précisément de déterminer quelle est la part de Roman Polanski dans la réussite du film, tant son adaptation est d’une fidélité totale (jusque dans la durée) à l’oeuvre de Thomas Hardy. La difficulté serait donc de proposer en fait, non pas une critique du film mais une critique du livre, tant celui-ci est foisonnant et riche, et tant il ouvre d’entrées et de perspectives.

CERES

Le film s’ouvre sur une fête païenne, en l’honneur de Céres, déesse de la terre et des moissons, avec l’arrivée au soir et au milieu des champs des jeunes femmes, toutes vêtues de blanc. Et il s’achève à Stonehenge, « temple païen » (c’est lui qui ledit), existant très au-delà « des siècles et des d’Urberville » (c’est elle, Tess, qui le dit) – et elle y attendra l’arrivée du soleil et sa propre fin, allongée sur une des pierres mystérieuses.

Tess, le livre comme le film, est une ode à un paradis perdu – un hymne à la nature d’avant, symbolisée par ce Wessex (nom de fiction, inventé par le romancier), terre d’harmonie, et symbolisée aussi par le personnage de Tess, on y reviendra.

ZOLA

C’est un monde qui s’effondre – avec l’arrivée de l’industrialisation, de la mécanisation, de l’urbanisation. Avec une exploitation de plus en plus marquée des hommes, et ce n’est certes pas un hasard, si Angel Clare, l’amour de Tess (le fils très progressiste de pasteur qui ne va pas à l’office) (mais pas si progressiste) découvre, on le découvre très rapidement, la lecture de Marx et du Capital.
Mais Tess, publié en 1891, n’est pas un manifeste sur la lutte des classes – et son long et irréversible cheminement s’attaque aussi bien à la religion, à la famille, à la condition faite aux femmes, à la tradition pourrissante.

Car dans ce monde qui s’effondre, tous, et pas seulement le grand bourgeois harceleur et violeur, tous, du prêtre dont la « compassion » privée ne sera jamais officialisée (pour le baptême et l’enterrement du bébé mort) aux parents - Thénardier prêts sous couvert d’honorabilité à prostituer leur fille, de l’amant violeur au nom de son droit de cuissage à l’amant idéal, marxiste débutant mais n’acceptant pas qu’une femme, que sa femme ait connu un autre homme avant lui, tous sont les acteurs et les témoins de cet effondrement.

Et seules comptent, évidemment, les apparences, les formes à préserver.

Zola, parfait contemporain de Thomas Hardy, est également très présent, sous la forme d’un déterminisme très darwinien, qui condamne aussi les protagonistes, autant que les évolutions sociales dénoncées. Il y a certes l’alcool, très présente, mais Tess elle-même n’en est jamais prisonnière. Il y a surtout une autre forme de déterminisme – celui qu’Angel lui balance au visage au moment où il s’apprête à la jeter : « je vous croyais une enfant de la nature. Mais vous êtes le rejeton tardif d’une aristocratie dégénérée. » Le paradis perdu …

MOLIERE


La référence ici peut surprendre. Tess na certes rien d’une comédie. A aucun moment. Mais il reste la question de la nouvelle richesse sur les ruines de l’ancien monde, le syndrome du Bourgeois Gentilhomme, qui atteint l’Angleterre avec un siècle de retard. L’argent ne suffit pas, il faut aussi le titre et le nom. Le nom porté par Tess est sans doute plus authentique que celui récupéré par Alec d’Urberville – mais le monde a basculé. Et le bourgeois désormais a oublié d’être gentilhomme.

TESS

On voit bien l’extrême complexité du roman, bien rendue par le film : on ne peut pas réduire ce récit à une seule référence idéologique ; Tess n’est pas une œuvre romantique, ou seulement par fragments, dan ses rêves à elle, un peu à lui aussi. Encore moins une œuvre réaliste, même si la vision historique de Thomas Hardy rejoint, très intimement, celle de Zola. Car il y aussi un symbolisme profond, pas religieux certes, ou alors à la façon d’un panthéisme, plus nostalgique (et cruel) que mystique. Et j’ai la certitude que le roman de Thomas Hardy a aussi inspiré les Moissons du ciel de Malick : un univers préservé et menacé, les mêmes références picturales (Millet en tête, plutôt que Constable, Turner ou Cotman), l’harmonie entre les lieux et les êtres, hommes et animaux, avant la chute.

Tess, le personnage magnifiquement incarné par Nastassja Kinski à dix-sept ans, est en réalité un symbole : elle est l’incarnation du monde perdu, elle noue avec la nature, avec les animaux, aussi discrètement que constamment, ce lien privilégié, elle assure elle-même les actes sacrés quand l’institution s’y refuse, et elle retrouve ce lien, à la toute fin, sur la pierre de Stonehenge. Perdre ce lien, à la façon d’Angel (malgré son nom) revient, inéluctablement, à se perdre.

POLANSKI, UNSWORTH, CLOQUET, RUH, SARDE, GUFFROY

… le réalisateur et toute l’équipe technique. Ou la vraie part de Roman Polanski, dans un film qui peut sembler très classique, très académique même – mais qui sait en réalité traduire, dans les images et dans le rythme, la richesse et la multiplicité des perspectives ouvertes par le roman

On retiendra ainsi,

L’énorme travail effectué sur l’image par deux grands chefs opérateurs, Geoffrey Unsworth (mort en cours de tournage) et Ghislain Cloquet : avec les contrastes entre le vert (les verts plutôt) de la campagne anglaise et les intérieurs mordorés, ou en clairs obscurs, cossus ou misérables ; mais aussi de très belles profondeurs de champ, ou encore, et là Polanski est évidemment à la baguette, un jeu très subtil sur les changements de mise au point – ainsi celui, presque subliminal, sur Tess et sur Angel au moment où la crise va exploser. Ou, encore un magnifique travail sur les ciels dès les toutes premières images, d’un blanc presque surexposé à un bleu lumineux, sans transition, et qui finira par se déchirer dans des tonalités noires et presque expressionnistes au moment où tout va exploser,

Et le jeu magistral sur les sons, pas seulement la très belle partition de Philippe sarde, tout le travail sur les bruitages : bruits d’animaux (des mouches, des vaches …), en arrière-plan, surtout lors des moments harmonieux, à la laiterie, mais aussi, récurrent, discret, presque trop, le bruit de l’horloge et du temps, et le vacarme assez effrayant des nouvelles machineries … Tout le film, ou presque …

Le talent de Polanski est bien d’avoir su capter l’essence d’un grand roman.

Beau et lent.

Et profond.
pphf

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