Dans la sublime bande-annonce du dernier volet de cette trilogie Batman, on regarde de loin s'effondrer les ponts, un stade explose en sourdine, et un piano laconique vient à peine briser ce mutisme solennel. Pourtant, c'est avec un flot de paroles quasi-continu qu'on entre dans Dark Knight Rises, où l'on commence par expliquer longtemps et disserter beaucoup. Dans The Dark Knight, formidable précédent volet signé du même Christopher Nolan, nouveau grand manitou de Hollywood, on entrait par la petite porte et en silence : celle de l'étage d'un immeuble de Gotham par où la caméra s'engouffrait presque clandestinement. Ici, une prouesse aérienne spectaculaire et tonitruante ouvre les hostilités, et l'argument de départ joue dans la pleine mesure : le retour d'un Bruce Wayne-Batman déchu, banni et quasi-débile après 8 ans passés dans l'ascétisme le plus total, le tout sur fond très actuel de crise économique et dans une lourde ambiance pré-apocalyptique. On l'a compris, cet épisode final sera apothéose de tous les instants ou ne sera pas, et le film s'en assure vite, à grands coups de flash-backs des deux précédents chapitres, de mystification, de multiplication foisonnante des points de vue, et, donc, de brillantes mais parfois assommantes tirades explicatives : loin, bien loin en somme de ce polar anxiogène et mystérieux que commençait par être The Dark Knight.
Mais si le petit jeu des comparaisons est cruel pour ce grand barnum imparfait et mégalo qu'était d'avance condamné à devenir le film, il rend aussi assez peu justice à l'ambition totalement différente en termes de portée et de dimension que celui-ci affiche constamment et qui lui fait honneur : concrétiser en grand ce rêve de machine narrative totale et acméique qui est celui des frères Nolan depuis que le trône du blockbuster américain leur a été accordé. Rarement aura-t-on en effet vu un projet de cette ampleur tenter si audacieusement de jouer avec des niveaux narratifs si nombreux, de jongler avec une telle profusion quasi-chorale de personnages, d'exiger constamment signifiance maximale et cohérence du montage avec une telle obsession de maîtriser un récit d'une densité folle. Et c'est ce qui emporte finalement l'adhésion, car Rises se voit, au delà de l'aboutissement d'une trilogie, comme l'aboutissement de la stimulante entreprise de Nolan, théorisée à petite échelle par le pitch même de Memento (« remonter » à l'envers sa vie comme un film dont il s'agit de retrouver la logique diégétique), et reprise de manière plus intimidante déjà dans Inception : perdre dans un dédale narratif vertigineux où chaque scène doit se voir altérée, remotivée et expliquée par la suivante, donnant à ses œuvres un impressionnant dynamisme. Ce dernier volet est à ce titre le plus virtuose et monumental, tant il veut faire de chaque scène un climax n'attendant qu'à être surclassé par le suivant. Cette obsession du signifiant confère au film à la fois majesté et lourdeur, révèle sa formidable ambition totalisante et en creux inévitablement un certain simplisme un peu pompier et contre-productif.
Car, on l'a dit, dans cette tendance qu'a Rises à vouloir devenir une fable maximale, dans son obstination à toujours culminer, l'efficacité ravageuse du résultat laisse place parfois également à un sur-régime (notamment dans la longue installation et dans la série un peu artificielle de retournements finaux) maladroit et quelque peu grandiloquent, qui sacrifie l'étrangeté et la subtilité du précédent volet. Prenons par exemple l'enjeu sans doute central de la trilogie : replacer le mythe du super-héros dans un contexte post-11 septembre de paranoïa et de crise financière. Dans The Dark Knight, le sous-texte était d'une folle ambiguité car cet ancrage se faisait sans cesse plus obscur, maquillant toujours fort intelligemment le manichéisme du genre par un nihilisme assez saisissant et par un refus de la référence directe. Ici, de par le choix de pousser à l'extrême l'illusion réaliste en faisant de Gotham une ville d'Indignés et des bad guys des anars dévalisant la bourse, les frères Nolan rendent ce sous-texte plus schématique et voyant, et sa teneur dystopique plus convenue et théorique. Cette maximalisation de la menace et du conflit (une véritable guerre civile) donne certes lieu à des scènes grandioses d'affrontement brutal (la mêlée finale) et à des images vraiment marquantes (cet exil fatal sur la glace du fleuve qui entoure la ville), et confère au tout une atmosphère anxiogène assez saisissante, mais provoque aussi une perte d'ambiguité qui rend le discours plus confus et les enjeux plus flous voire douteux : doit-on voir là une apologie des forces de l'ordre et une condamnation de la révolte populaire ? De même, dans cette optique du « toujours plus », le méchant, tout brillamment incarné qu'il est par Tom Hardy, souffre de cette contextualisation trop voyante et excessive : Bane, grande masse impressionnante, apparaît comme la redite mégalomane et donc un peu moins terrifiante et perturbante du Joker de Heath Ledger. Celui-ci, échappant à tout raccourci un brin simpliste, demeurait jusqu'au bout une petite frappe insaisissable, incompréhensible, anonyme et mystérieuse, et représentait ainsi mieux que tout autre la banalité du Mal que Nolan se propose de retrouver (banalité qui s'est, inutile de le rappeler, encore récemment et tragiquement incarnée dans une salle de cinéma de Denver). A l'inverse, Bane est, selon les mots d'un spéculateur manipulé dans le film, « le Mal Incarné », un « Mal nécessaire », le reprend-t-il lui-même, et ce retour au stéréotype s'avère à l'arrivée moins efficace et inquiétant que cette menace diffuse et reproductible à l'infini que semblait être le Joker.
Donc oui, Dark Knight Rises est quelque peu décevant, et par son schématisme trop systématique et parfois simpliste, par sa volonté constante de grandiose, n'atteint pas tout à fait les sommets qu'on lui prédisait. Cependant, si pendant la première partie du film ces défauts étouffent les personnages et les empêche de révéler pleinement une complexité et une profondeur qu'on ne cesse de soupçonner (typiquement, le personnage, bien qu'encore une fois incarné avec justesse par Anne Hathaway, de Catwoman dont il ne vaut mieux pas comparer la genèse à celle magnifique de Pfeiffer dans le Tim Burton), ceux-ci finissent dans la dernière ligne droite par prendre chair, et le film par décoller avec eux. Car la beauté crépusculaire de Rises est dans la manière dont les rouages de sa gigantesque et majestueuse horlogerie narrative, de prime abord bien trop dense et cafouillée, finissent par se mettre en place dans la plus grande simplicité, comme paradoxalement le plus dépouillé des mélodrames. C'est en somme l'inverse de la mécanique d'un Memento : au lieu de reconstituer au fur et à mesure et à rebours une histoire pour en saisir toute la complexité, il s'agit ici de réduire un tourbillon inextricable de situations initiales à la simplicité la plus intime, à l'épure la plus totale. Les formidables scènes d'action, plutôt rares mais de loin les plus inoubliables de la trilogie, ne racontent que ce dépouillement : c'est d'abord celui prophétique d'un avion entièrement démantelé en direct, c'est à l'autre bout celui d'une bombe qu'il faut aller faire mourir en silence et au large. Au centre du film, les deux duels Batman-Bane, saisissants d'intensité, sont significatifs : dans le premier, c'est dans un glaçant silence qui retrouve l'étrangeté de la bande-annonce, seulement brisé par les battements de la pluie, que les coups retentissent avec un réalisme et une brutalité estomaquantes ; dans le second, c'est au milieu de la foule enneigée qu'ils se retrouvent, foule dont ils finissent par s'extirper pour en finir dans l'intimité.
Mais c'est bien, parmi la foule d'images qui impriment la rétine dans la deuxième partie du film, celle des deux super-héros se battant au milieu des anonymes de Gotham qui dit encore le mieux cette magnifique idée de Rises : ce « soulèvement », cette « révolte » est avant tout celle d'hommes (et de femmes, voire le surprenant personnage de Marion Cotillard et l'épaisseur que prend Catwoman dans le sprint final) comme les autres épousant un destin exceptionnel. Inutile de dire que cette idée n'a rien de nouveau, mais en conclusion d'un spectacle aussi terrassant et grandiloquent, elle devient d'une humilité et d'une pertinence assez bouleversantes : dépassant l'aura mythique un peu pesant et le stéréotype qui les entravaient, ils se découvrent tous avec une vraie finesse psychologique et une vraie intensité émotionnelle comme chairs sensibles et instables, tels qu'ils étaient dans le précédent volet. Ainsi la bête enragée devient-elle amoureux muselé dans sa douleur, l'innocente vengeresse blessée, la criminelle impénitente prisonnière touchante et tragique de son passé, et le héros un sacrifié enfin libéré et reconnu. Belle et simple idée que de faire ainsi culminer toute une trilogie et deux heures et demie tonitruantes dans une série de révolutions intérieures, et il est finalement difficile de se rappeler quel blockbuster avait réussi avec tant de justesse à réunir mythe et intime, héroïsme et humanité, retrouvant par là-même l'essence du comics : peindre des individus exemplaires en pistant l'ordinaire aux fondements de l'exceptionnel. Et c'est comme cela qu'au bout du bout Nolan, à travers le vraiment sublime personnage de Joseph Gordon-Lewitt, retrouve même une touchante et inattendue naïveté : celle de cet héritier qui, lui aussi, s'est soulevé hors de son anonymat pour assumer son statut et entretenir l'espoir. Il y a donc une lumière au bout du tunnel de cet ultime volet, qui, s'il n'a pas l'insondable impeccabilité de son prédécesseur, brille déjà suffisamment pour ce qu'il est : un chantier admirable, imposant et imparfait fait d'ambitions narratives monumentales et de rêves d'apothéoses spectaculaires qui échoue finalement d'assez peu, et qui plus est avec panache, à s'élever à la hauteur vertigineuse de sa démesure.
jackstrummer
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le 13 janv. 2014

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