The girls the authorities came to blame

Le 24 mai 2016, à l’occasion des vingt-cinq ans du film, j’ai vu, pour la troisième fois, « Thelma et Louise ».
Deux heures après, pour la troisième fois, le film s’achevait et me laissait le cœur en miettes et les yeux rougis. Pour la troisième fois.


Un vendredi après-midi dans une petite ville de l’Arkansas. Louise Sawyer et Thelma Dickinson décident de s’offrir un weekend à la montagne. C’est une occasion parfaite pour les deux amies d’échapper à la morosité de leur quotidien : un compagnon toujours absent pour la première et un mari assez épouvantable pour la seconde. L’ambiance est à la fête : vêtements blancs du dimanche, petits foulards élégants, sans oublier le selfie réglementaire avant de partir en virée. Le voyage s’annonce merveilleux, jusqu’à cet arrêt, lourd de conséquences, à l’un de ces relais qui bordent l’autoroute.


Le propre du road-movie consiste à alterner les péripéties et les passages au calme, sur la route et son environnement. Le périple représente une série d’épreuves, d’expériences qui forgent les personnages et leur donnent la force de continuer à progresser. La dimension initiatique du road-movie en est une carte maîtresse : au cinéma, la possibilité d’évoluer n’est que rarement donnée à un personnage, à fortiori en deux heures. L’idée d’apprendre, de s’améliorer et d’affermir son caractère, est pourtant fascinante et très positive, quand elle est bien exploitée.


Le rôle échoit ici à Thelma. Le voyage revêt pour elle une importance capitale : pour la plus grande partie du film, elle sera en situation d’apprentissage. Son odyssée est autant libératrice, lui permettant de s’extirper du carcan d’un mariage toxique, que formatrice : en voyageant avec Louise, elle apprend à son contact, gagne en autonomie et en assurance, développe sa personnalité et s’affirme en tant que femme. Son évolution suit le cours du film, rythmée par les épreuves qui jalonnent le périple et les personnages qu’elle côtoie. Le film gagne encore en intérêt lorsque Thelma met en pratique ce savoir accumulé, prend l’initiative et renverse le statut de victime qui lui est originellement attribué. C’est une revanche sur le monde – en particulier celui des hommes – et un soulagement pour Louise, qui peut, à son tour, se reposer sur le sang-froid de son amie.


Il y a évidemment toute une dimension féministe très prégnante dans l’odyssée de Thelma et Louise, dans un aspect de valorisation et de prise d’indépendance. Cela se traduit par l’émancipation progressive de Thelma, qui, à distance, prend le pas sur son mari dans leur relation, ainsi que par la participation des deux femmes à des actes traditionnellement masculins (conduite musclée, ripostes face à la violence, etc.). Enfin, elle prend aussi la forme d’une rébellion des femmes face à un ordre masculin qui cherche à les dévaloriser, à les rabaisser et à les maîtriser.


Thelma et Louise sont donc deux héroïnes féministes. Le mot essentiel, toutefois, est "héroïne" ; au cours de sa longue carrière cinématographique, Scott s’est souvent intéressé au concept de héros, pour lequel il a fourni quelques personnages notoires. Ainsi, « Alien » s’achève, en quelque sorte, en duel des esprits entre la créature et Ripley, incarnée par Sigourney Weaver, première héroïne de Scott. « Gladiator » repose presqu’entièrement sur le personnage de Maximus, dont le courage et le charisme nourrissent le film, et dont l’héritage, dans la trame fictive du film, amènera des bouleversements à Rome. Enfin, dans « Seul sur Mars », l’on retrouve encore cette fixation sur le personnage du héros, qui, ici, doit faire face en solitaire aux épreuves qu’il rencontre, avec l’appui d’un cortège d’adjuvants prêts à l’appuyer en cas de coup dur durant son odyssée. Thelma et Louise empruntent à tous ces personnages et possèdent les caractéristiques classiques des héros de Scott : une détermination sans faille, un refus de la défaite et une bonne dose de débrouillardise ! La notion "d’héritage" a également du sens ici ; la conclusion magistrale du film lui confère une force supplémentaire. Final poétique, inéluctable et magnifique, son dernier plan figé – presque surnaturel – donne un caractère presque mythique à l’histoire de Thelma et de Louise.


La construction de Thelma et Louise comme héroïnes me semble posséder une parenté marquée avec le genre du western. La filiation est parfois assez évidente : l’on traverse de grands espaces, en particulier les parcs nationaux américains où les monolithes rocheux, témoins silencieux de la tragédie qui se joue, ne peuvent que faire penser aux plans de John Ford immortalisant Monument Valley. Sur le plan vestimentaire, ensuite, des blue jeans aux Stetson fièrement arborés par nos cow-girls modernes. La Thunderbolt remplace l’étalon (à moins que Brad Pitt n’en joue le rôle), mais elle est dirigée avec la même adresse par sa conductrice, en particulier lors de poursuites impitoyables. Enfin, l’on fait montre d’une dureté de façade et l’on règle ses problèmes au colt, que l’on manie d’une main experte. À l’instar des héros de western, un retour en arrière est inenvisageable pour Thelma et Louise. La seule chance de salut réside dans l’avenir, dans une fuite éperdue vers l’avant.


L’incroyable richesse des thèmes et des personnages développés dans « Thelma et Louise » peut presque amener à en faire perdre de vue l’essentiel : il s’agit, avant tout, d’un film sur l’amitié. L’histoire d’une femme qui veille sur l’autre lorsque celle-ci est en danger. L’apologie de la solidarité et de l’entraide dans la difficulté. Le récit, enfin, d’une amitié si forte, si indestructible que rien ne pourra en venir à bout. Et c’est cette amitié, si touchante, si vraie, qui fait le sel de ce film.


L’œuvre maîtresse de Ridley Scott est dense et puissante. Elle fait partie de ces très rares films qui marquent de manière indélébile, dont le souvenir reste gravé indéfiniment. Il est pourtant intéressant de constater à quel point le processus de création en fut chaotique, de telle sorte que rien ne semblait prédestiner le film à la grandeur.


Celle que l’on surnomme parfois la "troisième femme" derrière « Thelma et Louise » est la scénariste Callie Khouri, avait eu l’idée de l’histoire dès 1979. Scott avait été approché et ne devait, à l’origine, que produire le film, que Khouri devait réaliser elle-même, avec Natalie Wood et Tuesday Weld dans les rôles principaux. La mort accidentelle de Wood et des questions de budget remanieront très largement le projet ; Scott passe à la réalisation, et Geena Davis et Susan Sarandon obtiennent les rôles titres du film – après le refus final de Jodie Foster et Michelle Pfeiffer pour des conflits d’emploi du temps ! Enfin, le studio cherchera à imposer une réécriture de la fin, mais, sans doute échaudé par l’épisode « Blade Runner » qu’il a tourné entre temps, Ridley Scott a le dernier mot. Heureusement !


D’un autre côté, cette espèce d’assemblage brouillon, de construction pièce par pièce en recollant les morceaux, me rappelle singulièrement la production mouvementée de « Laura » ou de « Autant en emporte le vent », qui subirent de nombreux changements, y compris leurs réalisateurs ! C’est un peu comme si, au final, le propre d’un grand film est de transcender les contraintes matérielles et de tourner un matériau hétéroclite en chef d’œuvre intemporel.


Ce qui me frappe, à chaque fois que je regarde « Thelma et Louise », c’est sa perfection.


Perfection, sur presque tous les plans.


Perfection des acteurs, dont les performances sont parfois miraculeuses tant elles semblent naturelles, viscérales. Il m’est impossible d’envisager le film avec d’autres actrices que Geena Davis et Susan Sarandon, qui trouvèrent, sans aucun doute possible, les rôles de leurs vies. Elles furent toutes deux nominées à l’Oscar, qu’elles perdirent face à Jodie Foster. Sans doute pour le mieux, car il aurait été impensable de n’en récompenser qu’une seule ! Face à elles, les seconds rôles masculins sont passionnants, et loin d’être aussi manichéens qu’une partie du public de l’époque le décriait. Michael Madsen, en particulier, crève l’écran avec son personnage très ambivalent, un peu emprunté, un peu rustre, mais attentionné et compatissant. Le toujours excellent Harvey Keitel est quant à lui moins nuancé, car très "positif" : il campe un policier perspicace qui comprend très vite les raisons d’agir des deux amies. Sa performance d’acteur est remarquable, très "vraie" et exprimant parfaitement les émotions du personnage.


Perfection de la musique, bande originale signée Hans Zimmer – l’un des collaborateurs attitrés de Scott. Il s’agit sans doute de sa plus belle, avec celle de « Gladiator » : grandiose et mélancolique, elle accompagne parfaitement les moments clés du film. Scott connaît également les vertus du silence, et ne cherche pas à noyer ses scènes avec la musique, qu’il emploie avec parcimonie et justesse, ce qui donne d’autant plus de poids à la merveilleuse partition de Zimmer.


Perfection des décors, majestueux, et des couleurs, splendides. Des bleus du ciel aux verts de la Thunderbolt, en passant par les rouges des formations rocheuses et des chevelures sauvages de Thelma et Louise, le film est d’une beauté visuelle rare.


Perfection du scénario et de l’histoire, enfin, qui traite de sujets difficiles avec beaucoup de finesse et d’intelligence.


J’essaye de ne pas trop en dire pour ne pas gâcher le plaisir de ceux qui ne l’auraient pas vu – même s’il s’agit sans doute d’une minorité – mais il y a, tout au long du film, plusieurs passages clés qui me bouleversent à chaque fois. « Thelma et Louise » est pour moi tout ce que le cinéma doit être : une histoire puissante avec des personnages humains aux caractères riches et intéressants, qui brasse des thèmes intelligents et sait susciter l’émotion chez le spectateur. À ce niveau-là, je n’ai jamais rien vu de plus touchant, de plus fin, de plus parfait que « Thelma et Louise », qui est donc, peut-être, le plus beau film de l’histoire du cinéma.

Aramis
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le 5 juin 2016

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