De la nécessité du masturbatoire sans vergogne pour toucher sa cible

Après L'Immortelle, Alain Robbe Grillet poursuit sa réflexion sur les possibles offerts par la mise en scène ; et surtout il la met à exécution avec une construction explicite et des kaléidoscopes de divagations créatives. Trans Europ Express grossit donc l'ensemble des tendances de son prédécesseur, accomplit la rupture avec le réalisme, se veut plus ludique et tutoie le psychédélisme, en lui donnant des lettres de noblesse – ou du moins les apparences ; et c'est à prendre au sens le plus littéral. Le Robbe Grillet libertin est encore corseté.


Si les notions faisant battre L'Immortelle deviennent plus flagrantes et achevées, ses pièges le sont aussi. TEE fait dans la mystification généreuse, c'est aussi un monstre de lourdeur quand il tient à le rappeler ou pire, à le raconter pour le plaisir. L'explication de texte n'ajoute que sa présence ironique. Le premier quart du film est absorbé par les émulations dans une cabine ; des voyageurs commentent les premiers mouvements du film, après avoir échangés quelques projections (''imaginez un film qui s'appellerait Trans Europ Express et se déroulerait dans un train''). Ils relèvent la présence de Trintignant et discutent à son sujet, spéculent sur le costume qu'il devrait emprunter et tâchent de déterminer les règles du jeu ; comme ils sont chancelants, ils se trouvent rapidement à commenter les actions et émettre des hypothèses sur les éléments sous leurs yeux, le devenir du métrage, etc. La démonstration est audacieuse en soi, en tout cas remarquable par son rejet des conventions ; malheureusement le geste intéresse par-dessus tout Robbe Grillet. La posture vaut les discours, comme les symboles remplacent la substance. Autrement dit ce décalage une fois posé s'avère résolument stérile, tenant du pur gadget ; d'où la bizarrerie consistant à lui laisser prendre tant de place. Là, Robbe Grillet est dans une position étrange, à la fois dans la transgression violente des codes et l'endormissement bonhomme façon Chabrol sublimé. Autant revoir Une femme disparaît d'Hitchcock.


Les spectateurs-commentateurs reviendront régulièrement par la suite, mais le focus se déplace sur l'aventure de Trintignant dans Anvers – l'aventure et ses productions mentales (ou projections libidinales), avant l'homme. L'homme du Nouveau Roman essaie de révolutionner le cinéma, comme il a bousculé la littérature. Il nie le primat (et même la valeur tout court) de la narration et s'inscrit dans la continuité des surréalistes, mais presque par défaut, car les emprunts aux œuvres lui importent peu – il se tourne plutôt vers le pur imaginaire sur le plan personnel ; et un langage des formes pour récolter les images de l'inconscient collectif. La création n'est toutefois pas totalement libre et Robbe Grillet ne se rend pas l'exercice facile. Il cherche et trouve un équilibre, en affichant des désirs et fantasmes virulents mais canalisés, présentables, sans être passés à la moulinette. La pression de la censure (et des mœurs majoritaires – Robbe Grillet fera part de sa suspicion à leur égard) est là et Robbe Grillet semble en chercher une autre, qui déciderait à la place de la raison officielle. Il approche l'explicite sans le montrer non plus pour honorer la licence, mais par goût de la sophistication et respect pour des fétiches – ceux des pulsions de mort dont Marie-France Pisier est le réceptacle parfait. Eva/Pisier est la récompense que s'octroie Elias/Trintignant pour soulager et tolérer la répression au quotidien, le lissage de son comportement et même de ses vœux conscients. Les mêmes lois ont dû pousser au choix de ce comédien pour interpréter le sombre et nébuleux héros du Conformiste, par Bertolucci ; mais aussi lui, dans Un homme et une femme de Lelouch.


L'objet central du film et ses manies renvoient à Belle de Jour de Bunuel, son contemporain (sorti en 1967 lui aussi), mais la proposition de Robbe Grillet résiste davantage à la compréhension, à l'analyse et même sans doute résiste davantage au public – et cela délibérément. Pour atteindre son but, Trans Europ Express couvre une route opaque de baratins, d'images incongrues et de diversions, mais aussi de marques de dédain. Robbe Grillet se comporte en snob et est sur-armé pour ça ; il se torpille lui-même de cette manière, puisque les logorrhées ne se clarifient que pour donner dans le sarcasme, détournant l'auteur de ses élans créatifs pour s'abaisser aux démonstrations. Le quatrième mur est indirectement brisé pour moquer le quidam, mais traduit encore mieux l'hésitation de Robbe Grillet sur ses motifs, un début de gêne pour les obsessions étalées, que le mépris du trivial. La distanciation devient un enfermement 'mauvais' (régressif et hors-contrôle) pour son propre géniteur. La libération véritable viendra dans les opus ultérieurs, où Robbe Grillet ira directement dans ses délires sans s'encombrer de recompositions externes ; dans Glissements progressifs du plaisir, l'ironie tournera sur elle-même et dans La belle captive, les défenses et les parachutes seront bannis, sans doute grâce à la dissociation revendiquée avec la production consciente humaine. Avant cela Robbe Grillet se reposera à nouveau sur Trintignant pour L'homme qui ment.


https://zogarok.wordpress.com/2016/03/09/trans-europ-express/

Zogarok

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