Vivre.

Le titre même de ce film lui donne toute sa puissance. Est-ce qu'il est impossible de ne pas être touché par la force évocatrice de ce seul verbe à l'infinitif ? Vivre. Le mot évoque la totalité d'une vie humaine, de la naissance à la mort, de l'enfance insouciante à la vieillesse résignée, de l'amour au travail ; il évoque la force de vivre, nécessaire à tous ceux qui se battent de leurs dernières forces pour forcer le destin et ne jamais renoncer, parfois par la seule force de la volonté ; il évoque la masse de tous ceux qui vivent et sont voués à la même existence que nous, petit galet enfoui sous le sable, petit employé au milieu d'une entreprise, petit lapin mignon pour enfants fabriqué parmi des milliers d'autres ; enfin, même s'il y a sûrement mille et mille autres choses encore, vivre, c'est voir de ses yeux la poésie de ce monde, c'est ouvrir les yeux sur les fêtes foraines et les grands roues qui tournent, c'est respirer le vent de la mer, c'est le contraire de travailler même si certains ne sont nés que pour être des monstres de travail et d'exigences dans ce qu'il font, c'est goûter l'amour, c'est goûter la jeunesse, c'est jouer à la balançoire les soirs où il neige sur un parc juste avant de mourir, c'est sentir le vent se lever. Vivre.

Le film de Kurosawa capte toute cela dans une harmonie parfaite. Grâce à Takashi Shimura dont la tendre vieillesse le fait ressembler comme deux gouttes d'eau à Chishū Ryū, on suit sa fin de vie jusqu'au bout, en sachant comme lui l'issue fatale. L'homme ne vivait pas, auparavant ; comme pour s'arracher à lui-même, comme pour disparaître avant l'heure, il se réfugie dans le travail. Mais sa maladie, cachée par les médecins, sonne justement comme une injonction à vivre. Un peu ancêtre du Vent se lève, l'œuvre testamentaire de Miyazaki, Vivre nous présente ces instants dont il faut profiter avec une poésie qui prend toutes formes. L'effervescence d'un cabaret au nouvel an, l'émotion rare qui accompagne la découverte d'un amour, la tristesse d'un vieillard seul dans un parc enfin pendant sa dernière nuit. On ne parle pas énormément, pendant ces moments de vie. On découvre, on respire, on vit avec le cancer, puisqu'il est là et qu'il nous fera rejoindre la masse des morts de cette terre que l'on soit triste ou que l'on soit heureux.

Témoignage du monde qui tourne, de ceux qui le font tourner, et de l'insignifiance de chaque Vie, Vivre est cependant un peu décevant sur deux points qui le rendent très avant-gardiste et à part dans la filmographie de Kurosawa. Dès le début, un narrateur vient s'adresser à nous, nous empêchant de découvrir en même temps que le personnage. S'il n'était pas conscient de sa maladie, cela aurait du sens, mais voir cet encart s'adresser à nous, comme un certain Belmondo nous dirait d'aller nous faire foutre, nous fait entrer dans cette œuvre d'une manière trop brutale (HamsterNoeliste : 232 critiques. Références à La vie d'Adèle : 53. Références à la première scène du Mépris : 34. Voilà. Et merde). Sa poésie et la force émotionnelle qui s'en dégage nous le fait vite oublier, jusqu'à ce que la voix revienne. Puis, la deuxième partie joue un peu le même effet. Si la veillée funèbre est de la plus haute importance au Japon, elle fait prendre au film une tourne radicalement différente qui, au lieu de montrer le mort vivre au présent, le rappelle et fait ressurgir son fantôme. On est dans un autre temporalité, dans le commentaire plus que dans l'action, même s'il s'agit d'un des commentaires les plus lucides du monde sur l'humaine condition. On y parle, on déplore, on fait exister conjointement le recueillement et les geignements, le silence et les paroles, le grotesque et le sublime.

Sublime, Vivre l'est absolument. Mais s'il alterne aussi avec le grotesque, ce grotesque n'est peut-être pas toujours bienvenu, ou en tout cas il est un peu trop à part dans l'œuvre de Kurosawa, qui offre au spectateur un regard moins direct. On pourrait parler de tentation de la facilité pour ce film, qui se repose sur la force de son acteur et sur la claque qu'il nous met, si on n'a pas déjà conscience de la ridicule insignifiance de notre petite vie au milieu de ce monde qui tourne. Facilité ou pas, il fonctionne. Vivre arrache des larmes. Vivre est infiniment poétique. Vivre est fort. Vivre est sublime.

Vivre.
Ashen
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le 19 avr. 2014

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Ashen

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