Wanda
6.8
Wanda

Film de Barbara Loden (1970)

Une voix blanche dans un paysage noir

Jalon unique du cinéma indépendant new-yorkais, Wanda est d’autant plus précieux qu’il demeure la seule réalisation de Barbara Loden. Son image ingrate ne se résout à aucun artifice, aucune enjolivure, avec ses ciels vert acide, ses terrils pourpres, ses crassiers amarante, avec surtout ses visages violacés ou cramoisis, la souffrance de chaque pore multipliée par le grain sans bienveillance de la photographie. Pas de glamour, peu d'acteurs professionnels, pas de suavité ; mais en contrepartie, une caméra qui déborde d'indulgence à l’égard des personnages. "Qu'est-ce que je peux faire ? J’sais pas quoi faire !" Il en va de Wanda comme d'Anna Karina dans Pierrot le Fou, embringuée dans des hold-up à la Bonnie and Clyde faute de n'avoir su choisir sa route personnelle et de s'en être toujours remise aux hommes. Pourtant c’est plutôt du côté de Family Life qu’il faudrait promener sa mémoire référentielle, et c'est d'une relation plus complexe que d'une passion romantique entre deux amants de la nuit qu'il s'agit ici. Si amour il y a, ce serait comme la résultante d'un énorme gâchis humain. Le film fait d'abord le portrait d'une femme qui n'existe pas, qui ne parvient pas à affirmer sa présence au monde, qui n’a ni les moyens ni l’envie de lutter contre un certain état des choses. Dans les années soixante et soixante-dix fleurissaient des modèles de losers positifs, c'est-à-dire des perdants dont on épouse les espoirs et désespoirs, ainsi que les causes pas définitivement perdues. Au regard de ce contexte, le personnage de Wanda présente un profil décentré. Mauvaise épouse, mauvaise mère, mauvaise ménagère, elle n'incarne pas pour autant une révolte contre le modèle marital. Ayant quitté ce qui n'a probablement jamais ressemblé à un foyer, elle tombe sous la coupe de gens encore plus machistes que ce qu'incarne une cellule familiale traditionnelle. Son escapade n'a donc rien d'une prise de conscience relative à son statut de femme opprimée. C'est plus grave. Wanda, qui n'a pas pu jouer un rôle au sein de la société ordinaire, ne pourra pas non plus en tenir un dans les contre-structures mythologiques. Le 16 mm plombera la démesure potentielle de la marge triomphante.


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Qui a vu La Fièvre dans le Sang, ne peut pas avoir oublié Barbara Loden : épouse d’Elia Kazan à la ville, elle y était Ginny, la poignante sœur de Warren Beatty. Son franc refus du puritanisme familial l’acculait au rôle de "débauchée", accélérant pour elle le processus de destruction qui ne se mettait en place que progressivement pour Bud et Deanie. Avec un physique caricatural de vamp hollywoodienne (blondeur, permanente et falbalas), elle était le seul personnage vraiment tragique du film, puisqu’elle poussait jusqu’à la mort son choix de vie, alors que les adolescents ne faisaient que refouler indéfiniment leur énergie vitale, au point de la vaincre totalement. Aussi silencieuse que Ginny était provocante par le verbe, Wanda n’a même pas à choisir de quitter la société, c’est la société qui la quitte, presque en douceur. Une mine au petit jour, un amoncellement de déchets qui bientôt prendra d'autres formes ou poissera d’autres lieux. Dans une maison à proximité, une vieille femme débite son chapelet devant ces scories couleur de meurtrissure. Un enfant pleure, une grosse fille le soigne et un homme part au travail. Morne mais sans tristesse, en sous-vêtements noirs, vernis à ongles écaillé et décoloration exsangue, une femme aux yeux embués émerge du sommeil, singulièrement abrutie, en repoussant le drap où elle s'était entièrement enfouie. Lorsqu'elle quitte le canapé de fortune prêté par sa sœur et parcourt le paysage lie-de-vin sous un soleil blême, elle défait un premier lien avec sa famille. Elle emprunte de l'argent au vieux Tony, qui gratte les déchets à la recherche d'un peu de charbon. Et dans la salle du tribunal où elle arrive en retard, mal fagotée sous la couronne dérisoire de ses bigoudis, sans regarder son mari qui vient de l'accabler ni ses enfants qu'elle se déclare incapable d'élever, elle prévient les questions en dénonçant sa totale nullité. C'est son deuxième renoncement. Le troisième lui sera plus difficile : venue demander à son patron pourquoi elle n'a touché que neuf dollars sur les vingt-quatre dus, il lui explique le principe du prélèvement des impôts et refuse de la réengager parce qu'elle est trop lente. Elle a fait alors le tour de son espace quotidien. Avec le froncement d'une réflexion lente et difficile, avec sa démarche retenue et contractée, son sac de plastique blanc, Wanda est partie.


Cette anti-héroïne n'a pas de désir, pas d'amour-propre, pas de projet personnel. Les cheveux en broussaille, sans soin de sa personne, elle a abandonné toute idée de séduction. Son apathie s’explique par une sorte d’instinct de conservation qui lui évite les meurtrissures psychologiques. En elle, nulle parole qui fasse siens ses propres actes ou leur confère l’apparence d’une décision. Toute lui survient avec la fatalité d’une intempérie. C’est dire si l’idée d’un destin lui semble étrangère. Elle se laisse porter, dériver au gré des rencontres et des jours, sans jamais se raccrocher. Abandon de l'amant de passage, vol de son argent, tentative de viol dans une voiture, autant de mésaventures répétant celles qui avaient précédé son départ (beau-frère, mari, patron) et qui font de sa rupture un événement finalement sans importance. C'est à ce point extrême de son dénuement sans angoisse que Wanda tombe sur Mr Dennis, chez qui l’occasion fait le larron. Le croisement de leurs chemins fait bouger un peu cette inertie. Lui aussi est pour elle un tyran, la morigénant, la violentant, la rabrouant sans cesse. Mais elle a pour une fois l’impression de choisir son agresseur. Pôle fort dans la relation au départ, l'homme autoritaire, intolérant et phallocrate s'avère fragile, puéril, paniqué. Il devient vite malade, souffrant atrocement de la tête, seul, démuni et en fuite, pris de panique à la moindre sirène de police. Au fond il est incapable de faire quoi que ce soit. L’une des scènes les plus inattendues et touchantes du film le voit retrouver son père : alors qu’il veut lui donner de l'argent pour couvrir ses besoins, il se fait maudire, réprimander comme un gamin de cinq ans, et chasser du paradis parce qu'il n'a pas su trouver un travail honnête. Sans les lunettes, la cravate, le masque du costume, c'est l'enfant docile, bien élevé, têtu et capricieux qui se révèle alors. Le périple des deux protagonistes rejoue celui de tous les couples de gangsters américains, avec le contrepoint insistant d'un quotidien plus pressant que la légende auquel ils n'ont nulle conscience de se conformer. Petit à petit, une relation d'égal à égal s'instaure entre eux. Ainsi la découverte de l’autre devient l'apprentissage de soi-même, même si l’espoir que Dennis cultive au fond de s’en sortir garde à ses sentiments une acuité que la jeune femme a perdue depuis longtemps. Qu’il insulte et gifle Wanda ne l'empêche pas, fût-ce à des fins criminelles, de lui accorder sa confiance, de lui donner quelque chose à faire et par là de se montrer supérieur à son père. À un moment, il la félicite et lui dit : "C’était très bien." Qu’il soit comme elle, paumé, maladroit, pathétique, qu'elle puisse donc être comme lui, c'est une équation que Wanda finit tardivement par résoudre.


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Le premier mérite de la cinéaste est d'avoir choisi de s’intéresser à une telle femme, incapable de vivre indépendamment des autres sans être à leur crochet. Sans doute les hommes profitent et abusent-ils d'elle, de sa bonne volonté neutre et docile, mais Wanda n'a rien à leur opposer. C'est elle-même comme force, énergie, ressource inaliénable qu'elle apprend indirectement de Mr Dennis, quand ce dernier l'oblige à se maintenir à un minimum d'élégance, même s'il lui interdit par ailleurs de se maquiller. Cette libération lente de la conscience, cette progression confuse sont confirmées par la mise en scène qui, tout en marginalisant et isolant le couple du reste du monde, n'en produit pas d'image différente, opposée, valant pour un idéal inaccessible. Le parcours de Wanda est un chemin de croix solitaire que marque une accélération du processus schizophrène. Jusqu’au braquage final, tentative burlesque de celui qui jusqu’au bout de l’échec veut rester fidèle au mythe du self-made man, l’héroïne présente cet air d’animal blessé, dont l’instinct tient lieu de représentation. Un tel personnage est particulièrement ardu à porter à l'écran sans le réduire à une illustration de cas typologique ou au porte-voix d'un mouvement de revendication. Fondamentalement inactif, il n'impulse rien ou n'engendre que des aspects négatifs, une absence d'affects chronique à son image, tout en portant la dramaturgie du récit sur lui. Loden ne joue ni sur la performance des acteurs, le faire semblant du jeu, ni sur le plaidoyer des rôles sociaux. Elle se sert exclusivement des capacités physiques du corps à endurer, éprouver, réfléchir, inscrire l'expérience devant et pour la caméra. De là une forte ressemblance entre ce film et le cinéma de John Cassavetes, Une Femme sous Influence par exemple, avec des effets de direct saisissants et un point de vue qui, ne correspondant à aucun des protagonistes, laisse constamment le sens en suspens, dans un équilibre précaire et instable.


Nul ressentiment, nulle protestation dans cette saisie de l’Amérique profonde, nourrie par la tradition du voyage erratique. Aucun discours ni supplétif idéologique pour dire ce monde qui vacille de la pauvreté résignée à la révolte sans lendemain. La fiction ne s’abrite pas davantage derrière les paravents de la lutte des classes ou du Women’s Lib. La réalisatrice-actrice a "simplement" créé un être qui se refuse, qui n'a plus conscience de son identité ni même de son langage. Souvent Wanda répète deux fois de suite la même réplique, comme si elle doutait de l'existence de ce qu'elle a dit. La plupart de ses interventions sont brèves, rudimentaires, rarement interrogatives, car elle n'attend pas d'échange du dialogue. L'interprétation fabuleuse de Barbara Loden est en harmonie avec ce texte qu'elle dépouille de toute affectivité. Elle prolonge de temps en temps la phrase d'un petit "hein ?" qui est une timide tentative de contact, elle nasille avec une intonation résolument populaire. Voix blanche dans un paysage noir. Ce petit bout de femme dépressive déguise son intonation sous d'autres activités buccales compensatoires : au moment de parler, elle croque des chips, mâche en articulant, sirote une bière, aspire une bouffée de fumée. Et lorsqu’on guette une réaction sur son visage, où parfois un seul muscle semble bouger, on ne voit qu'un clignement d'yeux dans le soleil. Il lui faut parvenir à dire "Non, j'existe", et le film s'achève quand s'agglomèrent les conditions d'une telle formulation, l'ébauche (encore confuse) d'un moi distinct de l’univers extérieur, ayant sa cohérence et son devenir propre, indépendant de celui des autres. Dans le bar où, au terme du récit, elle est accueillie par de joyeux amateurs de country, elle accepte pourtant avec la même atonie d'antan, mais un peu plus figée, les verres, les cigarettes, les sandwiches. Difficile de ne pas ressentir pour elle une profonde compassion. Wanda, film sur la survie et le refus passifs, reste jusqu'aux larmes et à l'image fixe de la fin une œuvre écorchée, non théorique, nourrie de toute la vigueur d'un art naïf.



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Thaddeus
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le 5 sept. 2022

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