De battre mon cœur s'est arrêté

Le prédateur effleure de ses pattes affûtées le sol qu'il cajole et caresse. Il sort de sa tanière, son antre, son bosquet dispendieux comme une araignée tisse sa toile de soie dorée. Doucement, les sens qui l'animent éclatent d'un feu irradiant au fond de son être. La proie est là, insouciante, inexplorée, la lueur chaste de ses yeux n'est plus seulement une cause d'animalité. Téméraire, intrépide, bêcheuse, elle fanfaronne sans aucun orgueil, sans s’apercevoir un seul instant qu'elle est terriblement esseulée. Le rapace le sait. Il voit d'abord dans cet être discontinu une occasion de se nourrir. Il observe avec exécration son isolement. Puis il se met à douter. La curiosité se mêle à la pitié. La proie est trop humble pour mourir. Elle s'applique tellement qu'elle s'en oublie, elle foudroie l'air de sons déchirants, chaque centimètre devient vérité absolue. Elle est inégale, cette proie, tout en elle semble alors singulier. Le prédateur se retrouve face à son propre reflet. Cette âme qu'il méprisait ne lui est plus inférieure, l'espace d'une seconde. Il va l'élever, la faire souffrir, la prendre sous son aile sans jamais la laisser respirer. Il sera son protecteur et sa fécondatrice. Puisqu'il est plus fort, puisqu'il sait, il sait, mieux que tous il sait, la proie sera à lui. Il en fera un semblable, mieux encore, il en fera son semblable. Il en fera son objectif, son idéal, son éternel sur son lit de repentance. Pour toutes ses dépouilles d'antan, pour ses trophées dont il n'a fait qu'ériger des ébauches, il deviendra son double. Il deviendra sa récompense. Non, il deviendra mieux que lui. Il deviendra mieux que lui car il sait que l'animal face à lui est un roi léthargique.

Lui montrer qu'il n'est qu'un animal blessé, pire encore, un animal mort. Il tient sa mort entre ses mains, le tend au bord du gouffre, comme si sa vie n'était plus rien dans tous les cas : vois comme je te tiens, vois ce qui t'attend, vois comme jamais plus je ne reculerai et comme jamais plus tu n'avanceras. Le colossal croque-mitaine ne joue plus. Il ne parade plus. Ses griffes lui tailladent le visage, sa voix gutturale empêche toute forme de communication. Il lui a offert une chance, celle d'être beau, grand, fort, et cette chance il faudra en être digne. Il faudra qu'il mérite d'avoir une existence. Pour atteindre cet aboutissement moral, pour le faire exister, pour lui faire comprendre son immensité absolue, tout ce qu'il est devra être brisé, saccagé, moqué, balayé d'un revers comme s'il n'était qu'un grain de sable sur une plage de débris. Il lui a fait une offrande, une seule, celle d'avoir une nécessité absolue. Pour obtenir la liberté providentielle, il ne faut pas se lever, il faut se relever. Il ne faut pas panser ses blessures, il faut les écarteler et y déverser du venin. Surmonter et dépasser l'entendement. Pour saisir l'étendue de son moteur, il faut avoir tout perdu. Le sacrifice est le salut. Le but est fatal.

Son entêtement est vain. Le prédateur n'est qu'un maillon dont l'espérance est sans cesse annihilée. Il prend conscience de sa propre supercherie et sait alors qu'aucune autre espèce ne sera similaire. Même ce prince défiant ses propres limites ne vaut rien. Faste désillusion, il n'est qu'un faible affaibli, son aura était un leurre. Il ne peut pas se reconstruire, il n'a plus le potentiel, il ne l'a jamais eu. Alors c'est l'abandon, la fuite des fantasmes, c'est le braillement intempestif d'une mélodie mal calibrée. La proie a failli y laisser sa vie mais qu'importe, elle n'a pas d'instinct. Elle n'a touché le fond qu'en titubant ; il fallait s'y prélasser, plonger la tête dedans, se donner comme un objet. Il fallait trop de choses. Le prédateur égare son poulain. Il le jette en pâture, il en a honte, tout en lui le débecte. La proie aussi, a honte de lui. Honte parce qu'il a tout donné. Parce qu'après sa petite mort il croyait renaître. Honte parce qu'il ne vaut toujours pas la peine. Parce qu'il était rien et que, même si prêt du but, il n'est toujours rien. Il a la rage, aussi. La haine. Entre temps, il a abandonné sa terre, ses camarades, ses perspectives. Il va disparaître, simplement et purement.

Alors dans un dernier effort, il déploie ses ailes de chérubin, il les déploie tellement qu'il en souffre, qu'elles fuient son corps dans un déchirement inhumain. Son primordial prédateur ne veut plus de lui, dressant une muraille indigeste, inéluctable entre eux. Alors sans demander son aval, alors dans un sursaut impitoyable, terrible harpie déshumanisée, il se dresse face à lui et, en quittant cette enveloppe charnelle et sensorielle qui monopolisait son attention, il torpille son grand maître de sons destructeurs. Un duel sans merci s'engage entre eux. Il a perdu toute vivacité, tout rêve, tout espoir, il n'est plus que ce qu'il devait être. Il n'est plus qu'une seule chose. Il est parvenu à la quintessence de son combat, à l'anéantissement de tout ce qui fait de lui une proie pour devenir une éruption de remords. Il n'est plus qu'un réceptacle touchant au but. Il le surpasse, devient lui-même prédateur. Il devient le mépris et la toute-puissance. Et les deux communient. Et les deux s'accordent.

L'élève tue le professeur. En prenant sa vie, il en perd son souffle vital.
Mais il y est arrivé. Il est détruit mais accompli. C'est terminé.
EvyNadler

Écrit par

Critique lue 1.5K fois

64
12

D'autres avis sur Whiplash

Whiplash
Sergent_Pepper
8

Travail, infamie, batterie

Pour se laisser pleinement aller à la jubilation de Whiplash, il faut d’emblée lever une ambiguïté de taille : ce n’est pas un film sur la musique. Le mélomane qui ira chercher une exploration des...

le 31 déc. 2014

233 j'aime

22

Whiplash
Vincent-Ruozzi
10

«Je vous promets du sang, de la sueur et des larmes»

Whiplash est un grand film. Il est, selon moi, le meilleur de l’année 2014. Une excellente histoire alliant le cinéma et la musique. Celle-ci ne se résume pas à une bande son, mais prend ici la place...

le 20 janv. 2015

190 j'aime

11

Whiplash
Je_en_vert
8

Le Bon, La Brute et le Tempo

LE BON. Whiplash c’est l’histoire d’un jeune batteur, interprété par un très bon Miles Teller (The Spectacular Now), qui pratique le jazz dans l’un des meilleurs conservatoires des Etats-Unis. Il...

le 26 déc. 2014

186 j'aime

18

Du même critique

Her
EvyNadler
8

Mauvaise foi

Bon déjà je tiens à préciser que je voulais mettre 5 dès le début. Avant même la première minute. Enfin dès le début quoi du coup. Oui je sais, c'est pas digne d'un critique, c'est pas digne d'un...

le 22 juil. 2014

232 j'aime

21

Eternal Sunshine of the Spotless Mind
EvyNadler
10

Un petit bijou de vie plein de poésie...

Jim Carrey prouve une fois de plus qu'il n'est pas qu'un trublion. C'est surtout un immense acteur avec une palette d'émotions immense. Kate Winslet, elle, livre ici une de ses plus belles partitions...

le 24 avr. 2014

164 j'aime

12

Juste la fin du monde
EvyNadler
8

FAQ Xavier Dolan - Comprendre et apprécier Juste la fin du monde

Parce que je n'arrive pas spécialement à remettre toutes mes idées en place, parce que je n'arrive parfois pas à séparer le négatif du positif dans ce film, et surtout parce que je n'ai aucune idée...

le 22 sept. 2016

133 j'aime

12