Oui, j'ose le dire, je fais un coming-out malvenu dans l'intelligentsia des amateurs éclairés de jeux-vidéos : j'ai apprécié Beyond : Two Souls (BTS), comme j'avais apprécié les précédentes productions de Quantic Dream. Avant Propos à cette critique : je ne rentrerais pas ici dans le débat, parfaitement inintéressant, qui consiste à déterminer si BTS est un jeu vidéo, question de toute façon bien trop liée à celui qui la formule pour être tranchée de manière efficace. En ce qui me concerne, avoir aimé pratiquer BTS suffit à en faire, à mes yeux, un divertissement satisfaisant. Qu'il rentre dans la case "jeu" ou "film" n'a au final que bien peu d'importance. Fin de l'avant propos.

Il est de toute façon assez facile de se faire un avis sur BTS, même sans y avoir joué : si vous n'avez pas adhéré à Heavy Rain, ce n'est pas BTS qui vous fera changer d'avis tant les ambitions et principes généraux des deux jeux sont similaires. En effet, tout comme son prédécesseur, BTS propose d'explorer une histoire plutôt que de la suivre passivement. Cette histoire hors normes, c'est celle de Jodie Holmes (Ellen Page, magnifique), jeune fille liée depuis sa plus tendre(?) enfance à une entité invisible et immatérielle nommé Aiden. Magré son état quelque peu étheré, Aiden peut tout de même agir sur le monde réel par le biais d'interactions simples plus ou moins prononcées (chocs physiques, possessions temporaires de personnes, bulles de protection pour Jodie...). De plus, Aiden est fortement attaché à Jodie, au propre comme au figuré. Au propre car il ne peut pas vraiment s'éloigner d'elle, quelques dizaines de mètres tout au plus. Au figuré ensuite, car son attachement sentimental pour Jodie le conduit docilement à faire ce qu'elle lui demande. Jodie, en commandant Aiden, semble donc dotée de pouvoirs télékinésiques particulièrement puissants. Cela lui vaudra un intérêt prononcé de la part des instances gouvernementales, CIA en tête.

Tout comme son prédécesseur, BTS se décompose en une grosse vingtaine de séquences plus ou moins interactives et relativement variées. La durée de vie globale, qui avoisine la dizaine d'heure, est du coup très honorable pour le genre. Malheureusement, comme d'habitude chez Quantic Dream, la qualité scénaristique de ces séquences est fortement inégale. On passe allègrement du très touchant, pertinent et intimiste, au grand guignol profondément ridicule. Signalons également que certaines séquences n'ont que peu de rapport avec l'intrigue principale et ne semblent présentes que pour rallonger la durée de vie de manière artificielle. Mais l'ensemble est à peu près satisfaisant, et on peut affirmer sans trop se tromper que l'on a affaire ici au meilleur (moins pire ?) scénario à ce jour d'une production Quantic Dream. Et pour une fois, le dénouement, complètement raté dans Heavy Rain et Fahrenheit, est ici très réussi.

Petite originalité : l'histoire de Jodie n'est pas racontée dans l'ordre chronologique, c'est au joueur de reconstituer le puzzle de sa vie. Ce choix, intéressant d'un point de vue narratif mais assez maladroitement mis en oeuvre, présente toutefois un défaut ludique de taille : il diminue les potentialités de l'interactivité, en ce sens qu'il n'est plus possible de prendre des décisions qui agiront au long cours. La narration déstructurée de BTS impose en effet des choix et conséquences dont l'influence est uniquement ponctuelle. Plus étrange encore, l'issue des QTE n'a que peu, voire pas d'incidence sur la suite de l'aventure. C'est un peu dommage car la promesse initiale de fiction interactive totale s'en trouve un peu écornée. BTS entretient ainsi une désagréable impression de passivité, voire de manque de contrôle, envers celui qui s'y adonne.

Le gameplay reste très similaire à Heavy Rain, mais gagne en lisibilité et en fluidité. L'interface se fait très discrète et le jeu y gagne en immersion. Il y a toutefois quelques évolutions. La première est le contrôle de Aiden, qui flotte au coté de Jodie et peut évoluer de manière presque totalement libre. Le joueur peut switcher à loisir entre l'un et l'autre, et cette possibilité donne lieu à quelques séquences bien pensées exploitant à merveille les caractéristiques et capacités de l'entité. La deuxième est l'apparition de séquences d'infiltration, plutôt ratées pour le coup. Leur déroulement ultra-rigide traduit un moteur de jeu pensé "cinématique", qui n'est pas du tout adapté à une action de ce type. Il y a donc du bon et du moins bon dans le gameplay de BTS, mais reconnaissons que dans l'ensemble le jeu reste agréable à jouer pour qui n'est pas allergique au genre.

Coté technique, BTS confirme la réputation de Quantic Dream et est sans problème un des plus beau jeux de la PS3 à ce jour. La performance capture, absolument nécessaire par rapport aux ambitions du titre, est particulièrement convaincante dans la transcription des émotions jouées par les acteurs. Les décors, la direction artistique, l'ambiance de certaines séquences (le condenseur, sans-abri, soleil noir...) sont réellement remarquables et facilitent grandement l'immersion. Un peu en retrait, la partie sonore, assurée Lorne Balfe et produite par Hans Zimmer excusez du peu, fait le job honorablement mais ne fera pas oublier les thèmes majestueux du regretté Normand Corbeil, décédé l'année dernière.

Voila pour un tour d'horizon, nécessaire à mon sens pour faire un inventaire objectif des qualités et défauts de ce titre atypique. Le problème, c'est qu'il n'est pas possible de juger objectivement BTS, car tout va dépendre de votre degré d'empathie aux thèmes et aux personnages. Pour ma part, l'histoire de Jodie m'a passionné, voire même ému à certains moments, mais il n'en est certainement pas de même pour tout le monde. Impossible toutefois de faire l'impasse sur la narration interactive, plus limitée qu'a l'accoutumée, et sur les pics de ridicule du scénario. Selon votre degré de tolérance à ces deux facteurs, vous adorerez ou détesterez BTS, sans vraiment de juste milieu. C'est en ce sens que ce jeu est intéressant : il n'est pas jugé par ses joueurs sur ses qualités ludiques et techniques, mais sur son contenu, son message, son propos. C'est à mon avis suffisamment rare et courageux pour lui donner sa chance.
JipéF
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le 12 nov. 2013

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JipéF

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