Quand le level design est maître en son château

Mon cher Ico, on est parti sur de mauvaises bases tous les deux. Pourtant j’avais beaucoup entendu parlé de toi, de ta poésie, de ta direction artistique, de ton pur et simple génie. J’avais même déjà été intrigué par ta pochette se rapprochant de la peinture de l’italien Giorgio De Chirico, « Mystère et mélancolie d’une rue ». Bref, je connaissais ta splendide réputation, qui ne me laissait pas indifférent. Je n’allais pas jusqu’à dire qu’elle était usurpée, non non, mais voilà, au début, toi et moi, ça ne collait pas. Maniabilité pas impeccable, jeu de caméra imposé –jouerait t on à Alone in the Dark?– s'avérant être parfois approximatif, phases de combats simplistes et horripilantes, collaboration avec une incapable garantissant une lourdeur de progression à la Les Sables du temps... Bref, je n’étais pas dans l’état d’esprit idéal pour profiter pleinement de mon expérience de jeu.


Cependant, au plus profond de mon esprit de joueur bougon s’était déjà éveillé et même croissait une certaine sympathie pour ce splendide et mystérieux château aux dédales labyrinthiques. Je pense que la bascule s’est opérée au passage du moulin à vent, qui est d’une évidente et rare beauté. Il était alors temps de me réconcilier avec Ico en rétablissant la vérité : ce jeu est unique de part son level design, qui en est selon moi tout l’enjeu. Mettons un peu de côté le gameplay, oublions les phases de plateforme, de réflexion, de combat : tout cela n’est finalement qu’un prétexte pour évoluer dans ce fameux château. Ce prodigieux château, cet infernal monstre de pierre, ce titan antédiluvien, aussi vide que nous sommes seuls et désœuvrés, aussi majestueux que nous sommes négligeables, aussi puissant et imposant que nous sommes d'une risible vulnérabilité. Ce château tentaculaire au cent donjons qui nous écrase de sa masse, qui nous disperse dans ses entrailles, qui nous obsède de son omniprésence, qui nous fascine de son vide silencieux comme il nous en inquiète. Sombre, tranquille, mais tout de même attentif, tel un vieux lion vautré contemplant une facile proie future avec un air mêlé de passive curiosité et d’instinctive agressivité, il nous jauge et veille. Il veille à ce qu’on n’en sorte pas.


Et quelle meilleure façon, chers amis, de mettre en valeur un tel environnement que celle consistant à baser toute la progression de l’aventure sur un vaste univers architecturalement cohérent, dont toutes les salles humides, ponts sans fin, gouffres sans fond, arches ciselées, cours muettes, remparts cyclopéens et autres circonvolutions d'un autre monde ont chacune leurs place dans l’ensemble que constitue le château, se répondent, se connectent, s’incluent les unes dans les autres, sont pensées comme un tout. Le trajet qu’emprunte notre héros a beau repasser plusieurs fois au même endroit, on ne peut que s’émerveiller d’en découvrir un passage supplémentaire auparavant lointain et mystérieux. Adieu la sensation de script, de couloir, de linéarité et d’ennui, place à l'éternelle redécouverte, à l'engourdissante immersion, au vertigineux abandon. Et il me faut insister un peu plus encore sur l’immensité des proportions de cet univers : d’une part il est rare qu’un jeu vidéo fasse aussi bien ressortir et ressentir l’espace dans toute sa profondeur, d’autre part c’est précisément ces vertigineuses proportions qui contribuent peut être le plus à donner à l'univers son cachet visuel –en soi tout de même relativement plus sobre que ne le laissait supposer la jaquette–. Bienvenue dans un véritable château de jeu vidéo.


Et bien sûr, le « reste » du jeu ne gâche rien et permet d’exploiter ce qui en est le cœur : la réflexion permet de s’ancrer en un lieu et d’en scruter les alentours, d’arrêter son regard sur un pan de mur écroulé, sur les hauteurs d’une tour isolée de laquelle pendent des mécanismes d’un autre âge ; la plate-forme exploite avec brio la poésie que contient chaque portion du château en ramenant une corniche à sa tour, une échelle à sa façade, une simple barre de bois à sa roue qui tourne absurdement et continuellement : plus que de la poésie, cela tient même de la "poésie" de gameplay ; les jeux de caméras sont certes imposés, mais ce n’est que pour mieux montrer sous son plus beau jour un jeu qui aurait logiquement et incroyablement perdu à donner trop de liberté visuelle, et le fait de pouvoir légèrement faire pivoter cette unique caméra incite à une contemplation de tous les instants ; n'en déplaise à Anita Sarkeesian de chez Feminist Frequency, la présence de la fille sonne juste dans ce vaste silence de par son incapacité à réellement communiquer avec nous comme de par sa dépendance envers notre aide, donnant à ce conte étrange une touche mêlée de douceur et d’espoir ; l’ambiance sonore, enfin, faite de froids et ininterrompus courants d’air et autres mouvements d’eau, participe au sentiment général de vide, d’immensité et de mystère, et donne aux cris que s’échangent les deux personnages un écho unique.


Seuls noircissements de ce fascinant tableau, et preuve que ma mauvaise foi n’était pas non plus totale, la maniabilité, souvent liée au jeu de caméra, reste parfois crispante, par exemple quand il s’agit de sauter droit, mais pas seulement : la scène de la cascade avec le piston sauteur et la roue à eau dont le bon tempo et le bon angle se jouent à la frame et au pixel près m’ont rendus fou. Et n’allez pas croire que ce sont des cas isolés. Et surtout, alors que certains jeux nécessiteraient à mes yeux la présence d’ennemis, mettons dans un Fez que je trouvais pour le coup trop dépouillé, ils me paraissent être en trop dans Ico, et ce bien qu’ils rajoutent au sentiment d’oppression exercé par le château. En trop, d’une part de par leur superficialité, d’autre part de par le principe même du jeu. Laisser le joueur livré à lui-même aurait été un pari certes risqué et audacieux mais plus ambitieux et au fond plus cohérent : quelque part, les monstres rassurent le joueur et dynamisent le jeu de leur présence, là où l’engourdissement que constituent l’absence de rythme, le silence et l’isolement, ainsi que la peur de l’altérité inconnue et potentiellement belliqueuse, auraient été bien plus forts de sens comme de sensations, auraient laissé le château comme seule et ultime « altérité », plus charismatique et mystérieuse encore. Sans la présence d'ennemis, qui donc aurait fermé les immenses portes devant nous? Aurait rabattu le pont sous nos pieds? Qui, ou quoi? Comme pour servir mon propos, le combat final ne restera pas dans les annales des boss de fin, là où l'effondrement du château qui s'ensuit constitue le véritable et vibrant point d'orgue à cette mélodie caverneuse.


Bref, un jeu unique de par l’ambition et la place prépondérante qu’il donne au level design, celui-ci servi par le gameplay, conditionnant la direction artistique, rendant logique l’absence d’interfaces et de personnages, le minimalisme du scénario, et surtout et malgré tout transcendant la narration, plus belle qu'elle n'a jamais été ainsi suggérée. Aucun jeu dont l’univers et le gameplay peuvent s’en rapprocher ne s’était plongé de manière aussi assumée dans une démarche qui est finalement artistique : Ico possède l’ambition architecturale que ne pourra jamais avoir Prince of Persia, à l’univers trop mouvant, le dépouillement que ne pourra jamais avoir Zelda, au gameplay trop dense et varié, la poésie que ne pourra jamais avoir Tomb Raider, trop préoccupé par l’aventure et l’action. Mais si je devais synthétiser en un mot ce que m’a apporté ce jeu, ce serait son mystère, une ambiance étrange que peu d’œuvres ont pu m’offrir, une sensation diffuse, perdue quelque part entre Le Roi et l’Oiseau, Myst et Limbo… C'est sans doute ce qu'on appelle ressentir l'âme d'un jeu.

DoubleRaimbault
7
Écrit par

Créée

le 11 nov. 2014

Modifiée

le 15 nov. 2014

Critique lue 639 fois

7 j'aime

DoubleRaimbault

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