Il m'a été offert il y a de ça plusieurs mois de publier un travail de recherche autour du phénomène du jeu. J'y développe trop hermétiquement une idée simple au départ : jouer, c'est joindre l'intelligence à l'insouciance. Et, en dernier examen, rien d'autre que ça.


Dès lors que vous mettez à contribution quelque aptitude que ce soit dans une optique désintéressée, sans but ultérieur à l'activité courante, ne vous posez pas la question : vous êtes dans le registre du jeu. Réciproquement, un effort consenti à la réalisation d'un objectif différé (travailler pour gagner un salaire, chasser pour subvenir à ses besoins, planifier une bataille pour gagner une guerre, etc.) ne relève pas proprement du champ ludique. En ce sens l'activité ludique, débarrassée de tout enjeu qui la dépasse, est dite insouciante ou gratuite.


L'autre terme invoqué n'est pas moins essentiel. Jouer c'est toujours recourir à une forme d'intelligence, non restreinte à l'intellect mais bien comprise comme faculté d'adaptabilité plurivalente. C'est cette acception – large mais bien assez discriminante – que l'on retiendra pour le moment. Elle implique d'admettre par exemple que le fait de déployer le réflexe adéquat lorsque se présente un risque soudain est une forme d'intelligence corporelle, qu'un organisme vivant possède au contraire d'un morceau de roche ou d'une étoile. Ainsi, révéler quelque don sportif revient à faire montre d'intelligence au sens où j'aimerais entendre le terme.


C'est par commodité que je mobilise dans l'article mentionné en amorce une théorie des intelligences multiples envisagée par le psychologue du comportement Howard Gardner : deux des intelligences par lui isolées trouvent en effet leurs homologues naturels dans le cadre du jeu vidéo : l'intelligence logico-mathématique correspond à la réflexion pure (stratégie et puzzle game) et l'intelligence corporelle-kinesthésique au jeu d'action (qui en appelle aux propriétés motrices et nerveuses du corps telles que sens du rythme, réflexe et coordination œil-main).


Par ailleurs, Gardner n'ayant pas cru bon de fixer à l'avenant la capacité à solliciter un bagage culturel acquis et étendu depuis l'enfance, il m'aura été nécessaire de dégager la notion de mise en relation d'idées préconçues pour rendre compte du jeu d'aventure qui procède essentiellement à travers elle.


Le but de ce travail : comprendre et décrire les puissances subjectives à l’œuvre dès lors que je prétends "jouer". De fait, les trois potentiels mis en évidence jusqu'ici sont surexploités par les structures ludiques de toute nature, numériques ou non. Or chez Gardner (dont la validité réelle des travaux ne fait pas consensus, ce qui, puisqu'il ne nous sert que de marche-pied théorique, n'est pas pour nous un problème) existe aussi une intelligence sociale désignée comme interpersonnelle, où Journey trouve précisément sa raison d'être. Nous y voici donc enfin.


Journey n'engage ni la raison, ni la culture, ni l'habileté physique de son joueur. S'il incorpore quelques principes dynamiques propre au jeu d'action pour fluidifier et élever la découverte, là n'est pas, bien-sûr, son propos. Il ne relève pas davantage du type aventure puisque aucune "combinaison d'idées toutes faites" n'intervient dans le cours de la progression : il évite même soigneusement d'y recourir en remettant à l'intuition tout ce qui pourrait échapper à la communication. Par excellence, Journey est de ces odyssées qu'on mènera au feeling.


Mais le voilà mentionné, le ressort ludique du titre de Jenova Chen : tout est bien ici affaire de communication. Ah, oui, on peut s'en passer, couper la connexion ou choisir d'ignorer cordialement son monde, mais alors on renonce à comprendre le jeu en son fond ; à la manière d'un joueur de Metal Gear Solid qui se déciderait à boucler le jeu en Very Easy en éradiquant tout ce qui bouge ; le run aura beau être fun, et sien, c'est le propos ludique engagé dans l’œuvre qui saute entièrement dans le processus. Sur l'autel de l'émergence culturelle le coût peut sembler acceptable, le tout est de savoir à quoi s'en tenir.


Le jeu d'échec est une matrice vouée à faire émerger des raisonnements purs a priori (ce qu'est une stratégie). La corde à sauter est un dispositif à même d'éprouver un potentiel physique donné. Myst emprunte au monde réel juste ce qu'il faut d'éléments pour amener son hôte à les associer dans un effort de réflexion riche et gratifiant. Journey, lui, se présente comme une structure de communication interpersonnelle vouée à générer de l'émotion.


Une quatrième tendance se dessine alors, sans rapport évident avec les précédentes, ce qui explique le caractère inclassable souvent accolé au titre sans que son statut de jeu ne soit pourtant remis en question, contrairement à d'autres expériences numériques interactives (prenons The Path ou Passage dont la nature proprement ludique prête souvent à discussions).


Une structure de communication, c'est quoi ? Un système de transmission de signes, un langage quel qu'il soit, passerelle à même de signifier une intention, de permettre l'action ou comme ici d'engendrer une émotion. Journey – c'est là son originalité – choisit d'office d'exclure la voie verbale (orale ou écrite) pour fabriquer un langage propre, très limité, presque modique (très peu de signifiants, expressions sémiologiques vagues mises à disposition du joueur plutôt qu'entités sémantiques distinctes) mais suffisant à travers un contexte particulier – fresque en trois dimensions parmi les plus belles jamais contemplées – pour faire éclore un rapport émouvant par sa pureté même.


Journey est bel et bien un jeu. Pas une fumisterie d'esthète tout juste interactive comme on en trouve effectivement, mais une structure de sens propice à éveiller une modalité comportementale essentielle chez l'Homme et largement ignorée du monde du jeu vidéo jusqu'ici : le rapprochement interindividuel.


On m'opposera l'existence du multijoueur depuis les balbutiements du média ludo-numérique, et on aura partiellement raison, mais c'est un cas de figure où le rapport est établi dans une optique autre, où le lien social n'est pas en soi sa propre fin, pas plus qu'il n'a trait directement au propos ludique du jeu toujours considéré d'action ou de stratégie.


Les outils communautaires usuels peuvent aller jusqu'à corrompre et détruire le jeu lorsque, par exemple, la triche s'en mêle ou qu'un joueur est pris à parti au point de perdre sa capacité à s'amuser. Fidèle à sa démarche, Journey rend de tels scénarii contre-productifs (parce qu'anti-ludiques) inapplicables, le vocabulaire même du langage ici mis au point rendant caduque toute propension à l'agressivité : pas une mesure de modération dans ce cas précis, mais bel et bien une solution de game design.


Un genre ludique nouveau émerge... Une première en 40 ans de jeu vidéo ? Hyperbole mesurée pour souligner l'étonnant tour de force que constitue cet idéal informulé du jeu collaboratif.

Dunslim
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le 23 avr. 2015

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