A la fin de mon parcours de Life is Strange, si le jeu m'avait laissé une impression positive, celle-ci était malgré tout nuancée par rapport aux divers avis dithyrambiques que j'avais pu retrouver un peu partout sur le net. Et pourtant, au beau milieu de la nuit, voilà que je me retrouve à nouveau à avoir ce jeu dans un coin de ma tête. A nouveau, oui, car ce phénomène se répète de manière régulière. Cette pensée est associée à un sentiment difficile à exprimer en quelques mots : c'est une sorte de plénitude agréable, une sorte d'apaisement mélancolique qui, sous ses allures tristes, cache davantage de richesses que de peine.


Je savais que j'allais vous perdre.
Disons que, sur le moment, Life is Strange m'avait plu, son histoire avait réussi à m'intriguer, à m'accrocher et la résolution m'avait franchement convaincu. Au delà de ça, au cours du déroulement de l'histoire, j'avais de nombreux reproches notamment à propos des péripéties : celles-ci ne sont pas toutes passionnantes, certaines paraissent inappropriées, des relations semblent trop naïves, niaises ou clichées et peut-être déjà vues. Ce n'est pas en cours de partie que Life is Strange a su m'impacter, c'est à partir du moment où je l'ai terminé.
Une fois la photographie complète de ce qu'est Life is Strange, celui-ci a réussi à éveiller quelque chose en moi, quelque chose de fort qui, et je ne le savais pas encore, allait me faire chavirer. Mais pas tout de suite. Pas une semaine plus tard. Mais au fil du temps.


Car, au fil du temps, les souvenirs des défauts de Life is Strange et de ses qualités immédiates s'estompent et c'est la photographie globale qui triomphe. On oublie les contours, on garde l'essence de ce qui cristallise le souvenir, celui de l'idée qu'on s'en fait, celui qu'on emportera avec nous. Ce qui fait que Life is Strange triomphe par rapport à d'autres titres et d'autres jeux narratifs, c'est que l'essence que l'on conserve est particulièrement forte. Pour moi, elle est faite de l'alchimie parfaite entre son ambiance et ses thématiques. Ces deux éléments se répondent et composent une oeuvre mémorable.


Son ambiance, c'est la mélancolie incarnée. Pas celle de la tristesse profonde, mais celle du beau souvenir un peu lointain auquel on repense occasionnellement. Celle de la nostalgie d'un temps qu'on aimerait retrouver. C'est l'idée que de très beaux moments sont derrière nous, qu'ils n'existent plus que dans nos souvenirs, mais qu'il n'y a qu'à fermer les yeux pour les revivre. L'idée que, malgré cela, la vie est belle et qu'il suffit d'aller de l'avant.
C'est un peu niais, peut-être. Mais je trouve ça beau.
Et peut-être que je le fantasme ou que ces perceptions ne sont que celles de ma propre sensibilité, mais pour moi c'est exactement ce sentiment qu'évoque l'ambiance de Life is Strange.


Et comment le fait-elle ? Tout d'abord par la musique de Jonathan Morali. Le français a composé une soundtrack absolument... indescriptible. Elle est toute en simplicité, en sobriété. Elle ne cherche jamais à en faire trop, à être trop imposante, et pourtant c'est juste par sa simplicité et sa justesse qu'elle arrive à s'imposer par dessus le reste. Ces compositions, faites de notes simples et de très peu d'instruments, emplissent l'atmosphère du jeu d'une aura tout simplement belle. Et c'est cette beauté qui est indescriptible car elle est forte et profonde. Elle rayonne de ce sentiment de mélancolie que j'ai décrit il y a quelques lignes. C'est même elle qui la lui confère.
Le plus surprenant, c'est sans doute que la douceur et la quiétude qu'inspirent ces belles compositions se retrouve en parfaite harmonie avec la direction artistique. Life is Strange est fait de couleurs chaudes, automnales, de vues sur des couchés de soleil, de vision du rythme des vagues et de la plénitude d'une petite ville en bord de mer. Les couleurs ressortent de l'ensemble, elles paraissent palpables, elles sont rassurantes, forment une sorte de cocon au sein duquel il est agréable de progresser. On s'y sent bien.


Quand l'idée de Life is Strange me vient en tête... Je suis naturellement envahi par les notes de Jonathan Morali. Les nappes de couleurs chaudes emplissent mon esprit. Je suis immédiatement bercé dans ce climat que j'affectionne. Et c'est là que la force émotionnelle du titre vient conférer une puissance supplémentaire à ces sentiments qui me traversent.
Mais pour moi, plus que les événements en eux-mêmes et leurs associations émotionnelles, c'est davantage l'idée que raconte Life is Strange qui me frappe en plein coeur.


Et à partir de là, je conseillerais à ceux n'ayant pas fait le jeu de quitter cette critique dès maintenant afin d'éviter de se gâcher quoi que ce soit. Je vais en effet spoiler assez massivement, donc vous voilà prévenus.


Si l'ambiance fait partie intégrante de la photographie complète que je me fais de Life is Strange, c'est que celle-ci est le climat parfait pour laisser se déployer les fortes thématiques du jeu. Car Life is Strange parle d'un sujet rarement abordé dans les jeux vidéo, celui du deuil. Si les jeux vidéo parlent assez fréquemment de la perte, ils n'évoquent que très rarement le processus du deuil et ce qu'il implique. Pour les curieux, il y a To The Moon qui aborde ce sujet de manière très réussie, mais c'est le seul que je connais.


Pour moi, l'ensemble de Life is Strange est une métaphore qui évoque la perte d'un être cher. De manière plus générale, la composante principale de ce jeu c'est l'idée du passé immuable. On ne peut pas changer ce qu'il s'est passé... Que se passerait-il si l'on pouvait ?
Pas besoin d'avoir perdu quelqu'un pour s'être posé la question. Tout le monde s'est déjà questionné sur sa vie en se demandant ce qui aurait pu se passer si on avait agit autrement. Si on avait su se saisir de l'instant. Si on avait su faire ce qu'il fallait faire, si on avait été moins aveugles, moins ignorants. Ou si on avait décidé d'agir contre la raison, peut-être ? Si on avait osé ?
Bref, les différentes timelines, les multiples dimensions qui composent la théorie des cordes. La vie autrement que la notre.


Life is Strange ancre ces questions existentielles au sein de son game design. Ici, le fait de remonter dans le temps n'a pas qu'un sens pratique comme dans Prince of Persia, il a un sens décisionnel. Remonter le temps permet de faire les choses différemment. Pire encore : de faire les choses mieux. De composer la réalité comme on le souhaite idéalement, plutôt que d'affronter ce que nous sommes censé affronter.
Tout ce que l'on fait dans ce jeu, à n'importe quel moment où l'on utilise ce pouvoir de nous-mêmes appuie cette thématique. C'est même pensé pour nous offrir la satisfaction de composer la réalité comme étant plus agréable.


Qu'est-ce que le deuil ? C'est un long processus consistant en l'acceptation de la perte d'un être cher. Un processus douloureux, plein de remises en question, à la fois personnelles et métaphysiques. C'est déconstruire dans sa tête absolument tout ce que la personne apportait pour réussir à construire une vie sans elle (mais avec elle quand même, on garde des souvenirs, on n'est pas des sauvages).
Si Life is Strange est une métaphore, c'est que son gameplay en lui-même est le résultat de l'essence du deuil : avoir du mal à accepter la réalité. Vouloir remonter le temps, après tout, c'est cela, non ?
Et si Life is Strange est une métaphore, c'est que son histoire, son univers, ses multiples intrigues secondaires humaines et intéressantes n'importent pas réellement. Ce qui importe c'est que dans la réalité réelle, Chloé meurt dès le début du jeu et que vous continuez de vivre sans elle.
L'histoire du jeu, c'est qu'il n'y a pas d'histoire. L'histoire était écrite dans le passé. Chloé c'était ton amie, tu l'aimais de tout ton coeur, mais tu l'as abandonné, tu es parti et tu as préféré l'ignorer pour ne pas assumer tes propres torts. Et pourtant bam, tu reviens et elle meurt. Sous tes yeux, comme ça. Et tu ne peux rien faire. Et tu ne peux pas l'accepter, car c'est inacceptable. Car c'est injuste. Car tu ne comprends pas. Car tu n'as pas pu réparer. Car tu n'as pas pu partager cet instant supplémentaire avec elle. Car alors que tu voudrais l'aimer de nouveau, tu ne peux pas, car elle gît dans son sang à tes pieds. Et tu ne le sais pas encore, mais tu souffres. Tu es brisé. Eclaté. Ton existence ne sera plus jamais la même. Chloé est morte et toi tu restes en vie.


L'histoire de Life is Strange, c'est qu'il n'y a pas d'histoire car l'histoire s'arrête ici. L'histoire de Life is Strange, c'est le fantasme de pouvoir changer les choses, d'avoir le pouvoir de réparer, de changer la donne, de pouvoir contrôler la destinée.
J'avais lu une critique sur ce site qui disait que Life is Strange offrait une consolation, et une autre critique qui disait qu'il offrait un sursis. C'est exactement ça. Life is Strange offre à toutes les personnes ayant perdues quelqu'un la possibilité incroyable, le fantasme inespéré de pouvoir partager des moments supplémentaires avec elle. C'est le sursis dont on profite avant la séparation ultime. C'est la séparation que l'on prépare, que l'on accepte. C'est la consolation de pouvoir réparer nos torts. Car quand Chloé meurt de sa tragique mort, elle meurt sans savoir que l'on est de retour, sans qu'on ait retissé des liens avec elles. Elle meurt dans la peine et sans aucun réconfort. Life is Strange offre de la consolation car il permet de quitter une personne en étant en paix... avec elle, et avec soi-même.
Si toi qui lis ces lignes tu as déjà perdu quelqu'un, alors tu sais que ce sursis et cette consolation seraient des dons extrêmement précieux.


L'histoire de Life is Strange est celle qui n'a jamais vu le jour. C'est la relation que le joueur s'est tissé avec un fantôme, avec une morte vivante, avec l'idée qu'il se fait d'une personne qui n'est plus parmi nous... et qui continue littéralement de vivre avec lui. Au fond, l'histoire du jeu pourrait n'être qu'un rêve fantasmé, celui que Max s'imagine pour se consoler de la perte de son amie.


Life is Strange offre ce sursis, cette consolation, ce fantasme peut-être, et par ce biais il réussit une prouesse surprenante : celle de nous faire accepter la mort. Le processus narratif du jeu est plutôt surprenant car, comme je l'évoquais dans cette critique, il n'y a qu'à la fin du jeu qu'on se fait cette photographie de l'ensemble. Avant cela, il est difficile de comprendre que tout ceci est le propos du jeu, on se contente simplement de suivre l'histoire et de résoudre les mystères.
Au début du jeu, on ne souffre pas de la mort de Chloé. On ne la connait pas. C'est choquant et dérangeant, on a bien envie de l'aider la jeune fille, mais c'est bien tout. Le jeu nous apprend à aimer ce personnage en nous faisant partager un certain nombre d'expériences et de moments privilégiés avec elle. Il n'y a qu'à la fin du jeu, lors de sa véritable mort, qu'il va comprendre le poids de sa perte. Car durant toute l'aventure il a du se battre pour sauver la vie de Chloé, pour la maintenir en vie... et à la fin du jeu il doit simplement accepter. Il doit la laisser mourir, et accepter de vivre sans elle.
Ou alors, il peut choisir de refuser, de s'obstiner, de continuer à vivre comme si elle était encore là en sachant pertinemment qu'elle finira par mourir. En prenant la décision absurde et folle de sacrifier des milliers de personnes pour la voir vivre encore un peu, car il n'arrive pas à se défaire de son image, car il n'arrive pas à la laisser partir.


Et bien le deuil, c'est exactement ça. C'est cette acceptation douloureuse qui promet un futur fait de reconstruction, ou ce déni tragique qui promet un futur fait de souffrance (pas forcément à long terme, bien sûr).
Et Life is Strange est une métaphore car l'histoire n'importe pas. Tout le jeu est construit pour nous mener à cette décision, pour nous faire vivre une situation de deuil, sans même que l'on ne s'en rendre vraiment compte. Et je trouve ça brillant. C'est beau. C'est triste, mais c'est beau. C'est une situation de vie, tout simplement, dans toute sa simplicité, sa tragédie et sa beauté. Car le joueur ayant accepté la mort de son amie/amante pourra continuer à vivre en ayant en mémoire les souvenirs des moments passés avec elle.


Et il n'aura qu'à fermer les yeux pour naturellement être envahi par les notes de Jonathan Morali. Pour que les nappes de couleurs chaudes emplissent son esprit. Pour être immédiatement bercé dans ce climat qu'il affectionne.
Celui du souvenir magnifié. Celui d'une plénitude agréable, d'une sorte d'apaisement mélancolique qui sous ses allures tristes cache davantage de richesses que de peine.

GagReathle
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs jeux vidéo de 2015, 2016 : Une année de pixels et de joysticks commentée et Les meilleurs jeux vidéo français

Créée

le 22 août 2016

Critique lue 5.1K fois

64 j'aime

16 commentaires

Critique lue 5.1K fois

64
16

D'autres avis sur Life is Strange

Life is Strange
Leon9000
9

La Vie est belle

Life Is Strange pourrait être défini de bien des manières mais ce que ma mémoire de joueur retiendra c’est qu’il s’agit du premier jeu vidéo m’ayant donné le sentiment d’être humain. Jamais une...

le 3 févr. 2015

96 j'aime

7

Life is Strange
GagReathle
8

The Walking Dead

A la fin de mon parcours de Life is Strange, si le jeu m'avait laissé une impression positive, celle-ci était malgré tout nuancée par rapport aux divers avis dithyrambiques que j'avais pu retrouver...

le 22 août 2016

64 j'aime

16

Du même critique

Drive
GagReathle
8

You're driving me crazy

Lors de mon premier bout de chemin avec Drive, je n'avais pas été totalement satisfait du voyage. Malgré de sérieux arguments, il n'avait pas su me conduire au septième ciel. Pourtant, au départ,...

le 26 mars 2014

184 j'aime

35

Interstellar
GagReathle
8

Le vrai problème d'Interstellar.

J'ai lu bon nombre de critiques sur le dernier film de Christopher Nolan et j'ai pu ainsi constater que beaucoup de détracteurs s'appliquaient à chercher les moindres défauts du film, les moindres...

le 20 nov. 2014

132 j'aime

55

Fight Club
GagReathle
9

Il est temps d'enfreindre les deux premières règles

Objet d’un véritable culte, Fight Club a marqué les esprits de nombreux spectateurs et a su s’imposer en tant que film quasi-ultime auprès de toute une culture. Du moins, c’est ainsi que je l’ai...

le 27 août 2014

125 j'aime

24