Chronique d'une erreur judiciaire

Novembre 2013. Drame sur la planète jeu vidéo : un titre de lancement d'une nouvelle console ne tourne pas sous Far Cry Engine 19 et les pixel shaders ne sont pas anti-aliasés sous GPU Razershield i9. La presse est en émoi, tous les plus grands magazines, les sites internet de référence tombent des nues. Les aficionados de simulateurs de meurtre, qui espéraient profiter de leur TV HD-Ready pour pouvoir compter les pixels de peau sur l'arabe enturbanné qui leur sert de proie à travers le viseur de leur MFG-448-JKS à overclocking intégré, sont scandalisés, à juste titre. En France particulièrement, nous sommes sans pitié. "Incroyablement laid", "Réalisation d'un autre âge", peut-on lire partout. Dans la foulée, on tire sur le contenu lui-même. "Niveaux scriptés au-delà de l'entendement", se scandalise JeuxActu ; "un matraquage idiot de boutons" regrette Jeuxvideo.com ; "une bouse" ose Gamekult. Ça y est, se dit-on, assistant au lynchage : Twisted Pixel a mal tourné, s'est laissé pousser le melon, a cru qu'il pouvait tout se permettre.

Et, en effet, Twisted Pixel s'est tout permis. À commencer par s'offrir le luxe de ne pas tenir compte des attentes dues par son statut de jeu de lancement. LocoCycle est LE jeu qui s'est intégralement ramassé en pleine gueule la frustration et la colère engendrées par la communication désastreuse autour de la Xbox One et de son prix de lancement prohibitif. À l'époque du lancement de la Xbox 360, un certain Amped 3 avait récolté les quolibets, petit OVNI qui n'avait pas pour ambition d'éclater la rétine, et qu'on a mis au ban pour son manque de beauté extérieure ; ce n'est rien, toutefois, en comparaison du sort qu'on a réservé à LocoCycle, dont la philosophie est étonnamment proche. Le jeu plafonne à un petit 40% sur Metacritic, alors que Splosion Man, du même Twisted Pixel, s'est chopé 84% il y a quelques années. Que peut bien justifier un tel écart ? Prenons les choses une par une : le jeu est aussi moche, aussi crétin, aussi marrant, quelque part même encore plus jusqu'au-boutiste dans sa folie conceptuelle et humoristique, creusant presque un fossé avec les autres productions Twisted Pixel (même Comic Jumper est moins con, mieux vaut être prévenu). Alors quoi ?

Il faut garder une chose en tête : LocoCycle est un jeu d'arcade. Microsoft a certainement eu tort de le marketer comme un jeu "full". Malgré cela, on peut penser qu'il était condamné dès le départ : les screenshots et trailers ne mentaient pas, le petit prix était clair sur les performances techniques à attendre, ce qui n'a pas empêché le gros de la critique mondiale de le molester en public sans autre forme de procès. LocoCycle a subi un déferlement de haine qui était appelé à se produire. Mais ce qui est triste, c'est qu'en plus de condamner sa laideur, on a également condamné son gameplay, qui n'est pourtant pas moins brillant qu'un Splosion Man. Le jeu est drôle ; répétitif bien sûr, au même titre que la plupart des jeux d'arcade de son acabit où ce sont des phases identiques qui se succèdent, mais ponctuellement drôle. Les développeurs ont des références : OutRun, Sonic mâtinés d'une dose de BTA bourrin, simple, casual. Y chercher autre chose est une erreur. L'humeur est à la gaudriole, à la blague sans conséquences mais produite avec amour et professionnalisme. On a cette moto futuriste surarmée, intelligente, en fugue, qui se traîne derrière elle un pauvre mécanicien qui ne comprend rien à ce qu'il se passe. C'est bête ? C'est fait pour ça. Non, ce n'est pas mal fait, ce n'est pas indigne d'intérêt. Le gameplay joue sur ses propres variations, se moque de certains codes des jeux actuels, empile les séquences d'action en essayant de les maintenir cohérentes avec le concept de départ. La plupart du temps, ça fonctionne. C'est très souvent étonnamment audacieux et créatif. Ça a le goût de l'ancien, avec une sorte de démence, de générosité conceptuelle tout à fait contemporaine.

On se rappelle ces étranges passages filmés de Splosion Man et Comic Jumper : ici, ils sont omniprésents, bizarres, beaucoup plus pro mais toujours un peu fauchés et attachants. On n'est pas loin de penser au Rubber de Quentin Dupieux, dont LocoCycle récupère l'univers mécanique non-sensique et l'amour des effets spéciaux crétins (voir la scène où une moto mange une glace : voilà, filmé en vrai). Le jeu s'ouvre sur un FMV d'une dizaine de minutes où l'on rencontre, en chair et en os, les personnages que l'on va diriger, incarnés par des stars venues rendre visite aux amis : Freddy Rodriguez, Lloyd Kaufman, James Gunn (le réalisateur des Gardiens de la Galaxie), des seconds rôles échappés de chez Tarantino. Au fil des missions, le scénario s'enrichira d'une galerie de personnages secondaires tous plus barrés les uns que les autres, des nemesis, à vrai dire, que l'on affronte lors de combats de boss aux mécaniques simples mais fines. Il n'y a rien de scandaleux là-dedans ; au contraire, on rit, on s'étonne de l'astuce et de l'audace de Twisted Pixel, qui a eu les coudées franches et produit le jeu qu'il voulait, comme en réponse à un défi qu'il se serait lancé lui-même. C'est, de très loin, le jeu le plus décalé de ce studio, le plus délicieux et aussi le plus simple à prendre en main. Aujourd'hui, quelle excuse a-t-on de passer à côté ? Le launch est passé, on a de nouveau le droit de jouer à des jeux drôles et moches, qui ne rentrent dans aucune case et se moquent des standards établis. LocoCycle a des défauts, bien sûr. Qu'ils aient été autant soulignés, voire même inventés, est une injustice fondamentale... qu'on pourra réparer en achetant le portage PC, passé totalement inaperçu et disponible pour une bouchée de pain. Défendez ce jeu, il le mérite.