Super Mario 64
8.3
Super Mario 64

Jeu de Nintendo EAD et Nintendo (1996Nintendo 64)

En I, une analyse de la plateforme considérée sous l'angle physique et mécanique.
En II, les notions plus fondamentales de rythme et de flux à travers le jeu d'action.
En III, Super Mario 64 et la troisième dimension.



I/ Petite physique du platformer



1/ Consommer avec modération...



Saurais-tu, Critias, me dire ce qu'est la plateforme ?



Est-ce que s'adonner à la plateforme dans un jeu vidéo revient à sauter de part et d'autre du niveau jusqu'à en voir le bout ? La réponse, souvent affirmative en fait, devient négative en droit au premier examen plus scrupuleux : le saut n'est pas une mesure rigoureuse d'un genre si souvent tenu pour acquis qu'il n'est que rarement mis en question. Bionic Commando, VVVVVV, Marble Madness sont des exemples de platformers ne permettant pas de sauter bien que d'autres moyens de s'envoyer en l'air aient cours dans chaque cas. La fonction de saut ne fait d'ailleurs pas de GTA III un représentant de la catégorie, tandis que son absence ne prive aucunement le « soulsvania » Unworthy de séquences proprement plateformesques. Aussi le développement qui suit nous engagera à substituer à la notion de saut celles d'environnement et de gravité pour aborder avantageusement la question de la dynamique du jeu de plateforme.


Prenons l'objet par trois de ses bouts les plus saillants : l'action/plateforme, le cinematic platformer et la plateforme dite "traditionnelle". Face à nous, les sujets Shinobi, Flashback et Super Mario Bros.


Shinobi en appelle au réflexe (beaucoup) et au timing (un peu) dans un jeu d'action intense qui exploite une mécanique platforming parfaitement intégrée à la dynamique de survie et de gestion des priorités où se trouve constamment le joueur. L'ambition du titre de Sega – tester le joueur dans les domaines susmentionnés – est simple mais il recoure à une certaine complexité structurale afin de les satisfaire au mieux, et surtout à sa façon. Son propos n'est pas la plateforme en soi qui demeure un moyen placé au service d'autre chose.


Flashback est un jeu d'aventure dont les séquences de plateforme "cinématique" s'apparentent davantage, en bon héritier de Prince of Persia, à du macro-puzzle à risque qu'à un gameplay typé action, bien qu'il en soit aussi question. [note 1] Si un timing affûté et une exécution soigneuse aident à surmonter les obstacles environnementaux rencontrés, la résolution se fait le plus souvent avec force patience, observation et réflexion. Ainsi la composante plateformesque a, du point de vue des facultés mises à contribution ou du discours ludique tenu, très peu à voir avec ses cousins versés dans l'action.


Mario présente enfin une particularité remarquable. Son opiniâtreté à vouloir retranscrire les lois physiques qui régissent ordinairement les corps terrestres est sans commune mesure avec nos deux sujets précédents. L'inertie toute sélénite du plombier superstar parle d'elle-même, et annonce la couleur : il va s'agir de modérer un peu tout ça...


Précisons : la physique de Mario ne nous est pas exactement familière, elle n'aspire qu'à un certain degré de réalisme. [note 2] Si la gravité au sol du royaume Champignon est sensiblement celle qui influencerait les trajectoires des corps à la surface d'un astre intermédiaire entre la Terre et la Lune, les lois physiques connues ne rendent pas aussi naturellement compte de la force étrange qui permet de réguler en plein air la quantité de mouvement acquise par le petit sprite afin d'en ajuster à tout moment la position... Qu'importe : tout le challenge de SMB est là.


Modérer signifie infléchir ou influer sur. Mario est doté d'une masse, la terre qui le porte exerce sur cette masse une force d'attraction ; en résulte une pesanteur qui se pose comme le paramètre déterminant d'une jouabilité vouée à éprouver l'aptitude du joueur à contrôler l'inertie d'un objet mobile à l'intérieur d'un espace.


Précisément j'appelle pondération cette habileté particulière. Pondérer au sens physique du terme, c'est travailler au maintien de l'équilibre dynamique d'un système. (J'aurais privilégié un vocable moins exotique si le terme favori adresse ne me semblait encore trop vague.) La pondération [note 3] est peu sollicitée dans Flashback et pratiquement nulle dans Shinobi. En effet, le premier n'autorise pas le même niveau d'influence sur l'objet sous contrôle (ce brave Conrad, aussi à l'aise sur Titan que sur Terre), quand le second ne simule qu'une faible inertie dans l'air et aucune au sol : le parti-pris d'une majorité d'action-platformers.


Le contrôle de Mario est donc particulièrement soumis à contrainte en comparaison par exemple d'un Mega Man qui simule la gravité sans s'encombrer d'inertie pour aboutir à un contrôle, certes non absolu (fatalement on retombe), mais favorisant nettement la mobilité requise par le genre : précise, réactive, taillée pour l'évitement et le placement, autrement dit la survie. [note 4] L'absence totale d'air control a également eu de beaux jours, les traumatisés de Ghosts 'n Goblins et Castlevania vous en causeraient mieux que moi !


Je pose une définition de travail.


La plateforme est une dynamique de jeu qui consiste, pour atteindre un objectif, à tirer parti d'un environnement pourvu d'un centre de gravité simulé en temps réel.


Que l'objectif en question soit, en fonction du type de jeu et de son aspiration particulière :



  • l'exploration (de Metroid à Tomb Raider)

  • la survie (pour l'action-platformer, voilà notre Shinobi)

  • la simple progression (pure plateforme)


2/ Saut d'échelle


Des trois cas étudiés, le plombier superstar est celui qui rend justice avec le plus de ferveur à la dynamique de plateforme ainsi comprise, puisqu'elle y constitue une finalité propre qui ne dépend d'aucune autorité supérieure. Il me restait à partir de cette définition à dégager une série de propriétés utiles à l'établissement d'une typologie du jeu de plateforme.


En voici la clé.


Le tableau ne détermine que l'existence ou non de la propriété physique en question, sans considération de l'étendue effective.


-> gravité : le fondement même du genre, mentionné en tant que critère minimum à remplir.


-> saut analogique : le fait de pouvoir ou non doser la hauteur de son saut (axe Y) en maintenant la touche enfoncée. On parle aussi de nuancier de saut.


-> air control : le contrôle aérien porte sur le plan horizontal (X et Y pour la 3D) et permet de reprendre son personnage en l'air pour guider sa trajectoire.


-> inertie dans l'air : souvent, lorsqu'elle manque, le personnage ne décrit pas de courbe une fois lancé en l'air vers l'avant (il retombe verticalement dès lors que la touche est relâchée), c'est l'air control qui prend alors le relais pour exploiter le saut. Dans ce cas le joueur n'a pas à modérer la quantité d'inertie lors des déplacements aériens de son personnage dont le contrôle s'en trouve beaucoup plus "libre".


-> inertie au sol : liée à la notion d'élan en course : est-ce que le personnage parcoure encore une quelconque distance avant de s'arrêter une fois la touche relâchée ?


-> quantité de mouvement : sous-entendu, accumulée puis "relâchée" en l'air ; est-ce qu'une prise d'élan permet d'augmenter la portée du saut ? (ex : Adventure Island, par ailleurs dépourvu de saut analogique)


À présent je soumets au lecteur une typologie indicative basée sur cette diversité, à mettre impérativement en rapport avec la figure introduite plus haut.


TYPE A : plateforme "totale" (Mario, Sonic, Alex Kidd, Super Meat Boy...)


La plateforme au sens traditionnel du terme qui coche toutes les cases de la colonne du tableau, récupérant à son compte l'ensemble des phénomènes décris ci-dessus. La pertinence de cette famille de jeux en termes de simulation physique s'avère ainsi maximale à l'échelle du genre, ouvrant la voie aux défis les plus avancés du point de vue spécifique de la capacité de pondération examinée tout à l'heure.


TYPE B : plateforme "rythmique" (Donkey Kong, Castlevania, Ghouls 'n Ghosts...)


Une forme qu'on aurait tendance à considérer comme archaïque du fait de sa rigidité puisqu'elle prive de toute possibilité d'influer sur l'inertie aérienne ou de moduler la portée de son saut. En réalité l'exercice qui en découle s'avère particulièrement vertueux quitte à sembler abusif ; le personnage n'ayant aucun moyen de modifier sa trajectoire une fois l'impulsion donnée, tout l'enjeu réside dans l'anticipation du saut et, le cas échéant, le recours aux armes en plein air. (La dénomination choisie se comprendra plus aisément à la lecture du chapitre suivant.)


TYPE C : plateforme "émancipée" (Mega Man, DuckTales, Rayman 1...)


Le type le plus fréquent dès lors qu'il s'agit de jeux versant dans l'action (la plupart des Metroid de même que les Castlevania modernes tombent par exemple dans cette catégorie). L'idée d'« émancipation » renvoie à l'absence d'égard des titres concernés vis-à-vis de l'inertie, ignorée aussi bien au sol que dans les airs dans l'optique d'épargner au joueur un contrôle trop délicat de son protagoniste, déjà aux prises avec moult adversaires, pièges et projectiles.


TYPE D : plateforme "cinématique" (Prince of Persia, Flashback, Tomb Raider...)


Un registre à part qui se présente comme le parfait miroir du précédent : si lui ne jurait que par un dosage analogique aussi permissif que possible d'une hitbox aux mouvements dépourvus de nonchalance, ici l'inertie existe et s'avère strictement impondérable tandis que l'analogique disparaît au profit de séquences d'animation préenregistrées au pixel près. C'est le prix d'un réalisme cinégénique précoce, synonyme par surcroît d'une approche de la plateforme singulièrement mais intelligemment bridée.



II/ Les rythmes du jeu



1/ Le paramètre « temps »


Avant de clore la partie analytique de ce texte une notion reste à élucider si l'on prétend rendre dûment compte du phénomène ludique qui advient lorsque l'on s'adonne à la dynamique étudiée, car la plateforme est avant tout histoire de flow. Sa morphologie même en fait une proche cousine du jeu de rythme puisqu'il va s'agir, dans les deux cas, d'évoluer le long d'une ligne métronomique qui fonde un tempo (limité par la vitesse de pointe du personnage) sur laquelle viendront se greffer les obstacles qui constituent le niveau. Épuré jusqu'à l'os et dans des conditions idéales, le jeu de plateforme devient indiscernable en principe de son homologue rythmique, tandis que le sous-genre du running game n'existe qu'en qualité de chaînon manquant entre les deux lignées. Au premier abord en effet, il ne semble pas évident que soient supposés répondre à trois dénominations distinctes ce jeu, celui-ci et celui-là du point de vue du genre d'appartenance ; c'est pourtant le cas en dépit d'un fondement commun qui est au fond celui du jeu d'action au sens le plus large.


Ce fondement s'enracine dans le temps même ou plus exactement dans la temporalité concrète du sujet en jeu. On soulignera en termes plus spécifiques la nécessité de faire intervenir le temps réel, soit une durée simulée par l'ordinateur qui produit d'après elle telle ou telle manifestation à l'attention de l'utilisateur. Dans le cas du jeu vidéo la règle est d'or : là où il y a temps réel il y a action. Les exceptions sont à cet égard trop rares pour attenter au cœur du propos.


La stratégie pure ignore le paramètre temps, ce qui revient à dire qu'il vous est loisible de faire durer indéfiniment votre tour lors d'une partie de jeu d'échecs sans craindre que les états de la partie évoluent en dépit de votre stagnation. L'injection du temps réel dans une matrice stratégique est possible, comme le savent bien les joueurs de football ou de STR par exemple, mais alors on passe immédiatement du côté de ce que la terminologie vidéoludique qualifie de « jeux d'action », et pour cause.


Le cas du jeu de réflexion est similaire : la résolution des casse-têtes traditionnels avait lieu « hors-temps » et c'est au support numérique qu'a incombé l'implémentation de cette variable, et comment. On ne nomme pas autrement qu'action puzzle cette variante proprement informatique du broie-neurones récréatif.


Enfin l'aventure a longtemps tâtonné et, tandis que les jeux textuels de Sierra embarquaient souvent un chronomètre virtuel précipitant volontiers le joueur à sa perte, le modèle imposé par Lucas Arts éliminera longtemps la donnée temporelle de l'équation, autorisant ses ingénieux anti-héros à lambiner sans restriction quelle que soit les circonstances où ils se trouvent. La rupture, amorcée magistralement à l'aube de l'an 2000 par l'intermédiaire de Shenmue, aura lieu pour de bon sous l'impulsion d'un français aux ambitions non-feintes dont les apports ont très largement diffusé depuis lors ; lui ramène le temps réel dans le mix au travers de séquences au déroulement et à l'issue relatifs – entre autres – à l'empressement du joueur à les mener à bien ; et devinez quoi, cette particularité n'a pas manqué d'impacter la classification bien que la plupart des médias continuent à juste titre de considérer l'aventure comme le socle légitime du jeu de Cage.


2/ Trouver sa vague


Ainsi chaque grande famille ludique a pu, grâce à l'outil informatique, solliciter le temps réel en vue de se renouveler d'une manière totalement inédite, autrement dit recourir à une composante d'action employée comme exhausteur de rythme ; à la clé un changement de nature de l'implication du joueur au jeu. Stratégie en temps réel, action puzzle et action/aventure étant, avec leurs innombrables sous-catégories respectives, le résultat de cette vertueuse alchimie numérique. Si l'action elle-même n'existe qu'à travers le temps réel qui constitue véritablement sa substance, le jeu vidéo d'action a eu besoin d'autre chose pour se développer comme tel ; or sa modalité fondamentale n'est autre que le rythme, tandis que je nomme cadence la qualité particulière d'élaboration d'une séquence sur cette base rythmique.


Ce qui se produit lorsque j'exécute un combo dans un jeu de combat ? Je m'aligne sur la cadence décidée par le game designer pour dérouler cet enchaînement particulier. Si le décalage entre mes inputs et la cadence exigée par le jeu devient trop grand, en d'autres termes si j'échoue à entrer en coïncidence avec le flux de la séquence, le chaîne se rompt et le combo est avorté. Il va de soi que cet accord n'est jamais mesuré cérébralement au moment de l'exécution – la plus parfaite connaissance théorique des frame data du jeu n'y changeant rien – mais bien éprouvé corporellement en temps réel ; au reste c'est la prérogative même du jeu d'action que d'engager à un certain degré le corps du joueur plutôt que son intellect. (En l'occurrence le jeu de combat puise allègrement aux deux sources puisque, au moins à haut niveau, la dimension tactique devient prépondérante.) L'exemple du combo ne fonctionne pas à sens unique, le même processus se produit réciproquement lorsque je me trouve en posture défensive où le prix d'une « désynchronisation » se mesure en portions de barre de vie.


Sentir le flux d'un jeu et entrer en harmonie avec constitue certainement la clé pour naviguer aisément à travers une majorité de jeux d'action, mais cette idée n'induit pas celle d'un joueur nécessairement soumis à la cadence scandée par le programme. C'est bien le cas des purs rythm games mitraillant les notes comme autant d'injonctions mais nombreuses sont les matrices plus modérées donnant à moduler soi-même la cadence pratiquée dans une certaine mesure. De récepteur passif ordonnant et traitant tant bien que mal les stimuli continuellement reçus, le participant au jeu entre alors dans une logique de reconfiguration proactive des éléments offerts à son attention, ce qui signifie qu'il contribue à son tour à déterminer en temps réel la séquence d'action actuelle.


Je viens en fait sans l'annoncer de décrire le crowd control, tactique consistant à calculer ses déplacements et à prioriser ses cibles dans l'optique de les regrouper à son avantage. Pour illustration, l'absence presque totale de cette dynamique dans Spartan X l'apparente davantage à une pure succession rythmique joliment enrobée qu'à la fondation du beat'em up que beaucoup continuent d'y voir. Remarquez que la notion de crowd control ne relève pas proprement du jeu d'action mais de la stratégie (un « contrôle » indirect de la masse d'unités adverses a bien lieu dans un quelconque wargame au tour par tour) ; je l'aborde toutefois sous l'angle du temps réel pour en comprendre l'incidence sur la cadence qui sous-tend toute séquence d'action. Avec l'introduction du crowd control dans les modèles issus de l'arcade le joueur commence à avoir son mot à dire quant à l'élaboration d'une cadence variable à l'intérieur de la partie, encore que le programme demeure maître, dans le cas du jeu de mêlée, pour ce qui touche à l'instauration du tempo dont dépend la précédente.


Mais la propension du jeu d'action à conférer au joueur le pouvoir d'influer sur le flow de sa partie ira, suivant les genres considérés, beaucoup plus loin que ça. Si les meilleurs pratiquants de beat'em all impressionnent par le contrôle tranquille qu'ils parviennent à exercer sur l'amas de hitboxes dynamiques déversées par le programme, d'autres expressions du jeu d'action se font fortes de rendre plus abordable au commun des joueurs cet empire sur la durée d'un enchaînement dilaté ou contracté dans les limites objectives établies par le jeu. En accroissant par exemple l'aire de jeu en même temps que la mobilité effective du personnage, le bien-nommé fast-FPS mise tout sur la sensation grisante de dominer le flux indistinct d'allées et venues, de saut et de tirs dans un ballet mêlant sans contradiction pagaille aléatoire et fluidité chorégraphique !


Et dans la grande famille ludo-numérique de l'action, la plateforme se présente, du point de vue de la cadence, comme l'une des plus libertaires. Je veux ici parler de la plateforme totale, celle que le chapitre précédent isolait en tant que « type A ». On voit comment le type B échappe, lui, à la proposition : la progression de Simon Belmont dans la demeure de son némésis vampirique s'avère rythmiquement contrainte par la rigueur des commandes, la vitesse bridée et la marche implacable des sprites mortels en direction du héros. Aucun jugement de valeur à porter à cet égard, on a simplement une séquence plus impérative et moins docile que ce qu'un platformer « A » peut proposer ; autrement dit Castlevania s'offre en quelque sorte en guise de moyen-terme entre un quelconque Super Mario et Bit.Trip Runner. De son côté le plombier se la joue cool en admettant une infinité de gradations possibles entre la promenade nonchalante et le temps optimal théorique révélé par le speedrun assisté par ordinateur.



III/ Le nouveau monde



Il est temps de retourner à nos moutons pour s'intéresser un moment à l'étape historique certainement la plus cruciale pour le jeu de plateforme : son passage à la 3D. Une voie qui, je l'espère, achèvera de dresser un portrait satisfaisant du genre le plus omniprésent à travers les âges.


L'histoire du jeu vidéo a connu sa petite Terreur. Concomitante à l'avènement de la troisième dimension au milieu des années 90, celle-ci frappe certains des types de jeu alors les plus en vue. Parmi les assassinés de la révolution 3D, le beat'em up, condamné à l'errance purgatrice jusqu'au prophète DMC une génération plus tard. Les grands modèles populaires sont invités chacun à se remettre en question pour convenir à la nouvelle norme, mais les premiers temps sont durs et tous les genres ne sont pas égaux face au changement.


La conversion s'avère, dans le cas de la plateforme, particulièrement critique pour deux raisons. D'abord le genre sort d'une décennie d'hégémonie quasi-totale, ayant à ce titre pris la relève du shoot'em up le 13 septembre 1985 très précisément, et il va s'agir d'en assurer la pérennité en cette période de réforme. Ensuite, il n'est pas de forme ludo-numérique plus idoine à exploiter la profondeur nouvellement permise que celle-ci, dans la seule mesure où l'allégeance à la physique est si forte. Mettre du polygone dans un tactical-RPG nous a fait une bien belle jambe, mais fabriquer une matrice physique explorant un nouvel axe nécessitait une remise à plat fondamentale.


En 1996, la plateforme 3D n'existe qu'à l'état expérimental. Mon frère et moi nous amusions bien sur Alpha Waves, jeu français ignoré de 1990 qui préfigure de fait la transformation à venir. Jumping Flash! (95) tente à son tour d'établir un précédent de marque à la faveur d'une PlayStation en quête de leadership abilities (elle composera – plutôt bien ! – avec Tomb Raider). Mais un beau jour de juin 96 alors même que fait son entrée la dernière née des laboratoires Nintendo, Super Mario 64 se présente pour expliquer à son petit monde médusé, non sans une pédagogie des meilleures, comment les choses vont désormais devoir se passer.


Cependant que Crash Bandicoot réalise une transposition joliment littérale de la plateforme traditionnelle sur deux axes en propulsant son joueur dans la profondeur de l'écran, que Pendemonium, Clockwork Knight ou Bug! n'en voient même pas spécialement l'utilité et se contentent de faire mumuse avec la perspective, Miyamoto invente pour le genre un modèle en 3D qu'environ le reste du monde vidéoludique connu va s'appliquer à reproduire dans les années à venir, mais toujours avec moins d'idées et de talent, toujours un peu plus gauchement, jusqu'à ce que le genre ne meure entièrement dans le cours de la sixième génération de consoles, ne laissant sur le secteur – à quelques récidives pas bien valeureuses près – que Nintendo, dont on peut dire qu'aucun des rivaux n'a jamais su étoffer judicieusement l'archétype magistral. Le problème est peut-être aussi là : quel progrès envisager après ça ?


Le geste de Mario 64, c'est notoire, consiste à mêler l'exploration à la dynamique plateforme qu'il défend toujours avec une infinie conviction. Mario 64 n'est pas un jeu d'exploration/plateforme, c'est un jeu exploitant une mécanique d'exploration pour servir son propos plateforme. Notez que Tomb Raider ou Metroid font l'exact opposé : ici l'aventure (dont émane l'exploration comme dynamique maîtresse) l'emporte de plein droit. On explore dans Tomb Raider avec l'idée de dénicher quelque mécanisme dissimulé à même d'ouvrir la voie vers une compréhension plus grande du monde environnant et des enjeux qu'il recèle... Or on n'explore dans Mario que dans l'optique de mettre à contribution les capacités du personnage à dominer un espace physique complexe soumis à une certaine gravité. On trouve ici une marque de la sempiternelle distinction que je professe entre le propos ludique et la mécanique particulière employée pour lui donner corps. J'aime assez le cas de Braid où un pur jeu de réflexion sans la moindre ambition de faire de la plateforme adopte pourtant la morphologie familière du genre pour la soumettre sans ménagement à sa visée réflexive.


Les rivaux d'EAD sur le créneau de la PF3D, déjà mentionnés pas dans les termes les plus affectueux, n'ont pas tous compris cette démarche. Beaucoup ont supposé qu'il était opportun d'hybrider « à parts égales » les deux ressorts ludiques, exploration et plateforme, sans s'attacher à assujettir l'un à l'autre pour aboutir à une expérience fermement assise sur sa base plutôt que de louvoyer entre deux pôles ludiques au prix d'un appauvrissement global. Il a pu arriver que la chose soit commise avec un certain profit (on pense à Rare) mais toujours au détriment du pur platforming où Mario conserve un ascendant qui confine à la disproportion. Spyro, Jak, Banjo, Spike, Rayman, Croc, Conker, Gex, Sonic, Ratchet nous ont tous émus par leurs tentatives d'écolier composant du texte en prose, mais entre adultes on peut se l'avouer : écrivain, c'est une vocation.


Sans détour, Mario est celui qui donne les outils les plus nombreux et adéquats pour exploiter la matrice à phénomènes aérodynamiques que constitue un niveau de platformer. Le génial triple saut pousse à se donner un minimum (pondération + timing) pour atteindre une hauteur respectable sans se manger une paroi, une marque d'intelligence dans le design à laquelle se substitue souvent une vulgaire compétence double saut à débloquer. (Rien de semblable ici, l'ensemble du moveset est disponible à la seconde où la séquence d'intro cède le contrôle au joueur.) Pour percer vers l'avant, un long jump à la portée surprenante qui débouche sur une accélération bien sentie pour persévérer dans la logique du flow mise au jour dans le chapitre II. Accumulons en vrac : wall kick, body slide attack, backflip 180°, pound attack, handstand + high dismount... Le détail importe peu, il y a là un ensemble de prouesses qui n'a qu'une fonction : remplir l'espace avec élégance et efficacité. Toutes sont dirigeables – le joueur doit rester au contrôle – dans les limites "naturelles" de l'inertie. Elles s'avèrent également jouissives d'emploi et d'une infaillible réactivité. Le vice va loin puisque le damage boost lui-même se fond pleinement dans la dynamique plateforme à l'image des dégâts de lave qui occasionnent une incroyable propulsion ajustable (octroyant une chance de revenir à la terre ferme sain et sauf) ou du contact au feu déclenchant une course effrénée à canaliser coûte que coûte.


On se demande parfois ce qui permet à Nintendo de conserver une telle suprématie dans ses domaines les plus investis ; c'est que tous les éléments vont dans le même sens. Le propos demeure simple et limpide dans l'esprit de concepteurs voués à mettre tout en œuvre pour le servir jusqu'au dernier pixel. Une détermination face à laquelle s'effacent l'artifice, la poudre au yeux et les ambitions contre-productives.


(version PDF : https://www.fichier-pdf.fr/2019/01/19/axiome-plateforme---la-dynamique-du-jeu/axiome-plateforme---la-dynamique-du-jeu.pdf )



Notes :



*1 - Par nature la dynamique de plateforme relève du jeu d'action. Le terme usuel action/plateforme reste utile malgré sa redondance en ce qu'il souligne le rythme en moyenne plus soutenu et le caractère offensif des jeux concernés.


*2 - Tel n'est pas toujours le cas comme le prouve avec excès le très bon Legend of Kage, générateur de haute voltige où le moindre saut tient lieu d'engagement à moyen terme à cause d'une très faible gravité et de l'absence d'air control.


*3 - Dont Marble Madness, tout entier voué à sa pratique, est sans doute le premier grand ambassadeur. Super Monkey Ball et NightSky comptent parmi les héritiers du "contrôle de sphère" où ladite pondération joue un rôle maximal ; on la trouve aussi à l’œuvre à travers le jeu de course sous une forme bien différente.


*4 - À la manière du shoot'em up où ne sévissent typiquement ni gravité, ni inertie.

Dunslim
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le 8 juin 2015

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