Abattoir 5, paru en 1969 (et traduit au Seuil en 1971) est un des plus fascinants romans de Kurt Vonnegut Jr. Dans celui-ci, Jimmy Pilgrim (c.a.d. « pèlerin », en anglais) vit, durant la seconde guerre mondiale, le bombardement de Dresde, reclus avec son régiment dans le dit « abattoir 5 ». L'auteur a lui même vécu ce tragique épisode et le personnage est plus qu'évidemment un de ses alter-ego. Pour bien saisir la gravité de cet événement, je rappelle qu'il dura trois jours, du 13 au 15 février 1945, causa environ 25 000 morts et anéantit presque totalement la ville de Dresde.
Pourtant, avec ce qui pourra sembler au premier abord à un fatalisme résigné, voir un triste défaitisme, le narrateur (qui se signale ouvertement être Kurt Vonnegut lui-même) commentera le bombardement de la même façon qu'il le fera avec tous les autre épisodes de la vie de son héros : « Ainsi vont les choses » (« So it goes », en v.o.). C'est qu'il cite la doctrine enseigné par les Tralfamadoriens, une race extra-terrestre vivant en quatre dimensions.
En 1967, Billy a 45 ans. Durant le mariage de sa fille, il est subrepticement enlevé par les Tralfmadoriens. Comme ils profitent d'une faille temporelle, personne ne s'en rendra compte. Il restera pourtant plusieurs années sur leur planète, dans un zoo où les extra-terrestres observeront avec intérêt ce spécimen humain. Avant de le renvoyer sur Terre à l'exact moment de son enlèvement. Il lui auront cela dit transmis leur capacité à appréhender la quatrième dimension : le temps. Dans les premières pages du roman, Billy tente à son tour de transmettre cet enseignement à ses confrères humains.
« Ce que j'ai appris de plus important à Tralfamadore (écrit-il dans les pages du journal local d'Ilium, où il réside) c'est qu'une personne qui meurt ne meurt pas vraiment. Elle continue de vivre dans le passé et il est totalement ridicule de pleurer à son enterrement. Le passé, le présent, le futur ont toujours existé, se perpétueront à jamais. Les Tralfamadoriens sont capables d'embrasser d'un coup d'œil les différentes époques, de la façon dont nous pouvons englober du regard une partie des rocheuses, par exemple. Ils discernent la permanence des instants et peuvent examiner chacun de ceux qui les intéressent. Ce n'est qu'une illusion de croire que les minutes se succèdent comme les grains d'un chapelet et qu'une fois disparues elles le sont pour de bon. »
Depuis son retour sur Terre, Billy est alors pourvu de la même capacité que ses hôtes : il connaît alors son futur aussi bien que son passé et son présent. Il connaît le jour, l'heure et les circonstances de sa mort. Il vit en parallèle et quand il le désire chaque instant de son existence (dans le roman, cela est rendu par une juxtaposition non chronologique des événements de sa vie). Paradoxalement, ne se souciant plus ni de son passé avec nostalgie ou douleur, ni de son futur avec appréhension et angoisse, il vit chaque instant avec une présence pleine.
Autour de lui, ses proches s'affolent : ils le croient désormais comme insensible ou absent, démissionnaire ou résigné. Or, il n'en est rien. Billy accepte seulement que certaines choses, moments et être soient, puis ne soient plus. Il sait profondément qu'elles continuent d'exister en leur temps et lieu, car « ainsi vont les choses ». Encore une fois, face au sujet grave dont il est question, la guerre et tant de morts violentes et injustifiées, on pourrait croire que cette philosophie cherche à minimiser ou ignorer des événements d'une grande horreur.
Mais bien au contraire, Billy Pilgrim se confronte à tout : joie, bonheur, simplicité, ennui, horreur et violence. Vie et mort. Il met en pratique cette vieille maxime chrétienne, répétée dans le livre : « Que Dieu m'accorde la sérénité d'accepter les choses que je ne peux changer, le courage de transformer celles qui s'y prêtent, et la sagesse de les distinguer. » Plutôt que d'être en lutte constante – lutte purement mentale donc inefficace sur le plan du réel – avec des événements et des faits, heureux ou malheureux, qui ne peuvent qu'advenir, il les accepte sereinement.
À nous aussi de distinguer ce sur quoi nous pouvons et devons voir une action et accepter tout le reste, tout ce qui n'est pas (ou n'est plus voire ne sera jamais) de notre ressort. En somme, accepter que ce qui advient advienne, car : « Ainsi vont les choses ».
Gemme : Temps / Lanterne : Attachement