Voilà une auteure que je ne connaissais pas et un témoignage qui semble déjà tomber dans les oubliettes de l’histoire malgré son intérêt. C’est dans la bibliothèque de l’oncle et de la tante de ma femme que j’ai pioché cet ouvrage, lors de mon passage dans leur maison. Je ne regrette pas ce choix.


Il s’agit de la première publication de Souâd Belhaddad, journaliste née en Algérie et arrivée en France en 1962, à l’âge de cinq ans. Le titre de ce récit à la première personne indique nettement la question qui s’est longtemps posée à cette femme, celui d’un choix qu’elle semblait devoir faire, entre la culture de son pays d’origine et celle du pays qui l’accueillit. Est-elle alors algérienne ou française ? Doit-elle privilégier son origine, ou le pays qui l’accueille ? Elle utilise d’ailleurs à plusieurs reprises le terme de schizophrénie pour qualifier la difficulté pour elle de se positionner car s’il lui paraît évident, à l’extérieur, par exemple au lycée, qu’elle doit vivre comme les Français, il n’en va pas du tout de même à la maison ou dans ce qu’elle montre d’elle à ses parents : avec eux, elle ne doit pas être comme les Français, mais d’abord rester arabe.


Souâd Belhaddad nous raconte la difficulté de porter ces deux mondes a priori antagonistes et l’impression qu’elle va devoir choisir entre les deux, et donc nécessairement perdre beaucoup. Elle nous parle de son vécu, qui était aussi le lot quotidien de nombreuses jeunes filles à l’époque, que l’on éduquait comme étant avant tout promises au mariage où elles devaient impérativement arriver vierges, avec la terrible épreuve de la vérification du drap le lendemain de la nuit de noce. La peur donc de se laisser aller à aimer, notamment si le garçon n’est pas arabe ou musulman… La peur de transgresser touts les interdits charriés par la culture parentale, les contradictions de cette culture entre un corps féminin que l’on cache la plupart du temps, et ces fêtes où la danse lui permet au contraire d’exulter. L’envie de vivre, d'être comme les autres, comme els Français, et la peur de décevoir ses parents, de les trahir en quelque sorte…


Alors Souâd Belhaddad nous raconte son chemin pour tenter de se dépêtrer de ces contradictions et de ce qu’elle ressent longtemps comme un impératif, celui de choisir. Et dans ce cas, comme elle le dit, « il est plus facile de se soumettre que de se rebeller ». Pendant longtemps, elle s’est soumise à cette double vie, puis elle a commencé à se rebeller, et de quelle manière, en participant aux mouvements féministes des années 1970. Malgré cela, elle est écrasée par le poids de tout ce qu’on lui a inculqué, elle va manifester pour les droits des femmes, mais reste longtemps incapable d’être libre de son propre corps, montrant ainsi à quel point il est difficile de parvenir à se détacher de tout ce qu’on nous a appris, même si la raison s’insurge.


Le féminisme lui a aidé à s’accepter, à ne plus d’abord être algérienne ou française, mais une femme. Etre un individu, avec ses droits, avant d’être membre d’un groupe. Et puis il y a aussi l’importance de l’écriture, qui lui a permis de surmonter toutes ces difficultés, en imposant sa singularité face à une culture où le « je » est toujours un peu suspect. Et les voyages, notamment l’Italie ou elle a trouvé l’amour et surtout une langue qui n’est ni l’arabe ni le français, donc dégagée de tout enjeu… Un pays méditerranéen un peu entre la France et l’Algérie, où on n’attend rien d’elle, ni d’être française ni d’être arabe. En italien, elle peut enfin dire « je t’aime », dans une langue qui n’est plus celle du colon et ne donne donc pas l’impression de trahir. Aimer un Italien lui a permis de s’abandonner à l’amour : entre eux pas de rapport de force, de mémoire, de conflits sous-jacents, pas de rancune, pas de rédemption ni de culpabilité.


Pendant longtemps, elle aurait aimé retourner vivre sur sa terre natale, parce que quand elle y allait jeune, elle était paradoxalement moins surveillée qu’en France, en quelque sorte plus libre, mais l’Algérie qu’elle découvre dans les années 1990 la rebute, elle la décrit comme schizophrène, hésitant entre respect des traditions et modernité, un pays très violent où les femmes abandonnent le haïk traditionnel pour le hidjab venu d’Arabie saoudite, un leurre, selon elle.


En 2001, quand elle publie cet ouvrage, Souâd Belhaddad aime et est aimée, la vie lui appartient même si les peurs anciennes reviennent de temps en temps, même si les vieux reflexes ressurgissent en plein bonheur, même s’il y a quelques rechutes. Elle a alors parcouru un long chemin, et cet ouvrage nous le relate admirablement.

socrate
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le 30 avr. 2015

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