Imre Kertesz nous propose une fiction ayant pour personnage principal un jeune juif Hongrois de 15 ans qui se trouve déporté dans les camps de concentration en 1944. Ce héros dont le nom n'est cité qu'une seule et unique fois au tout début du roman sert à la distanciation de l'auteur avec son sujet. Car une petite recherche sur internet nous confirme que c'est l'exact parcours de l'auteur qui est raconté, celui-ci amputé de sentiments personnels, un choix visiblement délibéré et pas dû au fait que le roman ait été écrit dans les années soixante.
"Etre sans destin" est effectivement un roman sur l'enfer concentrationnaire, mais pas que, attardons-nous rapidement sur le titre du roman. Il ne traduit pas seulement le désespoir d'un être qui n'a aucune perspective, le personnage principal étant un adolescent, cette absence de destin, de futur fait beaucoup pour l'intérêt du livre.

Transporté comme du bétail de Budapest à Auschwitz, de Buchenwald au camp de travail, le passage de l'adolescence à l'âge adulte du héros dans de tels environnements nous propose une vision très différente des classiques. Cet être malléable avec son échelle des valeurs mouvante, s'habitue à l'horreur, il trouve une justification à beaucoup de choses, aux bourreaux, aux traitements inhumains. Il lui arrive même de donner raison aux brutalités des surveillants, car si c'est à la suite d'un accident, comme lorsqu'il fait tomber un sac de ciment, en définitive après les coups plus aucun sac n'est tombé de son dos, "en fin de compte - je dus l'admettre - cela lui donnait raison". Quand on a 15 ans dans les années 40 ce sont les adultes qui ont raison - et leurs raisons – encore plus s'ils portent des uniformes. De la part de cet être humain en pleine construction on peut comprendre que le monde qui se construit autour de lui définit une sorte de nouvelle norme, mais Kertesz ajoute une forme d'accusation dans sa description des adultes captifs, à quelques exceptions (sujet soumis à controverse s’il en est). Un certain sentiment d'acceptation du rôle de victime, de passivité, avec peu d'exemples de voix divergentes, certains passages laissent un goût amer à la lecture.

Ce jeune être humain sorti de force de l'adolescence porte un regard passif et parfois teinté d'ironie sur ce qui lui arrive. En perdant petit à petit tout espoir de futur, il se vide de sa substance, pensant et agissant comme le camp lui a appris. Est-ce une modification de l'individu ou bien un mécanisme de survie ? Difficile de le dire à la lecture, mais on sent tout de même que l'auteur aurait eu beaucoup de mal à adopter ce point de vue, ce style, s'il avait écrit le roman à 20 ans. De la même façon au début du roman la société des adultes veut lui faire prendre conscience qu'il fait parti d'un groupe, d'une communauté. Ce besoin, s'il le comprend, il ne l'adopte pas. Cet adolescent qui ne s'est toujours défini que comme un "jeune Hongrois", ne peut accepter ce discours qui consiste à lui faire prendre conscience de faire parti "des juifs".

D'un point de vue du style, ce qui frappe et a perturbé beaucoup de lecteurs c'est cette palpable absence de tout sentiment. On trouve un début d'explication à ce style à la toute fin du roman, lorsque le héros expose son désaccord sur le fait que "cela ce soit passé". Selon lui rien ne s'est déroulé sans que chacun des participants à tout ceci, juifs déportés, Hongrois, Allemands n'aient fait se dérouler l'histoire. Et c'est à ce seul moment que l'on ressent le besoin et l'amertume qui ont conduit à l'écriture de ce roman et aussi que l'on commence à comprendre les pensées du héros qui intellectualise beaucoup, qui a besoin de logique. Pendant ses moments de réflexion, le style devient haché, confus, à l'image de ses pensées qui se bouscule dans la tête de chacun et qu'au final un observateur extérieur aurait bien du mal à déchiffrer.

En conclusion le sentiment qui a dominé ma lecture du roman c'est l'humilité du personnage principal et par extension d'Imre Kertesz. L'auteur s'est clairement refusé à tout sentimentalisme, les camps sont décrits de façon factuelle, tel qu’ils auraient pu l’être par l’être déconstruit qu’est le héros. De ce fait malgré son sujet, c'est un roman où l'horreur, bien qu'absente du texte, est omniprésente par la compréhension du lecteur. Les seuls moments objectivement pénibles sont les passages devant les médecins et les descriptions des blessures physiques.

Le passionnant roman quasi-autobiographique d'une période que l'on ose imaginer maintenant par un adolescent au plus prês des horreurs, traitant au moins autant des camps de concentration que de ce que l'Homme peut faire à l'Homme: 9/10. Lisez.
Nanash
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le 26 août 2014

Modifiée

le 29 août 2014

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Nanash

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