On ne rentre pas facilement dans ce recueil de nouvelles, mais la récompense est à la hauteur de l'effort. Au travers de très courtes histoires, Borges nous emmène dans les plus obscurs recoins de sa pensée, et le moins qu'on puisse dire, c'est que ce mec était tordu.
Il y a bien sûr quelque chose de fantastique dans ces nouvelles, certaines plus que d'autres, on pense à Edgar Alan Poe. Mais Borges n'est pas fantastique comme les autres, il pousse le fantastique jusqu'à des dimensions quasi-philosophiques ; le fantastique n'est jamais qu'un prétexte, une façon de nous présenter un concept que ce cerveau malade aurait développé.
On entrevoit également à travers ce recueil l'extraordinaire érudition de Borges, qui ne peut que laisser admiratif tant elle touche à tous les domaines, de la littérature à la philosophie en passant par toutes les formes d'art.
C'est une lecture qui se révèle extrêmement ardue, pour plusieurs raisons. D'une part le style de l'argentin est tout sauf fluide. L'auteur prend goût à amasser des mots compliqués, à se faire côtoyer des épithètes paradoxaux, et il est courant de devoir relire une phrase pour pouvoir la comprendre. Je ne trouve pas le style très poétique, c'est peut-être dû à la traduction mais la poésie passe plus par les idées que par les mots. D'autre part, Borges a beaucoup de choses à dire et va à l'essentiel, les nouvelles sont très courtes et ne prennent pas toujours le temps de s'installer, alors qu'il y a une matière des plus consistantes.
Cette façon d'écrire m'a semblé assez prétentieuse, pédante, il en sait plus que nous et tient à ce qu'on le remarque. Beaucoup de ses personnages sont d'ailleurs à son image ; on devine qu'il cultive l'érudition comme la plus haute des valeurs, puisque c'est sa meilleure façon de donner du crédit aux personnages qu'il invente. Mais ce style n'est pas non plus sans une certaine malice, dans sa façon de faire des clins d’œil ou d'inventer des traités de théologie à tour de bras.
Malgré tous ces défauts, c'est effectivement un livre qu'il faut avoir lu, car il apporte beaucoup, les idées foisonnent, et il fait changer le regard sur la littérature et bien d'autres choses en apportant des éléments qui vous feront sûrement beaucoup réfléchir. Les nouvelles que j'ai préférées n'étaient pas d'ailleurs les plus narratives, mais celles qui définissaient de nouvelles possibilités d'écrire, comme Tlon Uqbar Orbis Tertius, Examen de l’œuvre d'Herbert Quain ou la magnifique Le jardin aux sentiers qui bifurquent (qui m'a fait penser, sur un court passage, à l'album Octavarium de Dream Theater dans sa démarche). Les plus intéressantes restent certainement La Loterie de Babylone et La Bibliothèque de Babel. Le deuxième recueil du livre se lit plus facilement mais va cependant moins loin dans ses idées.
Une œuvre vraiment à part, inclassable, foisonnante d'idées extravagantes que l'auteur n'aura pas pris le temps de développer et qu'il nous expose parfois presque brutes, qui laissent perplexe. En 2014, Jorge Luis Borges aurait été un nerd.