Il était une fois un animal qui prit conscience de son animalité et, probablement parce qu'elle l'horrifia, lutta contre de toutes ses forces, tant et si bien qu'il en oublia son statut d'animal. Jusqu'à ce que Charles Darwin lui rappelle ses racines sauvages et l'animal en conçut un si profond désarroi que sa raison se trouva bien près de basculer... L'un d'eux en particulier, un certain Herbert Spencer, y vit une conception de la réalité qui cadrait tout à fait avec la sienne, et qui l'amena à développer une doctrine philosophique et sociologique qu'il baptisa de l'expression « sélection des plus aptes » encore que de nos jours on préfère parler de « théorie organiciste » – ce qui se traduit en langage populaire par « darwinisme social ».

« Théorie organiciste » à travers laquelle Spencer affirmait, entre autres, et dans les grandes lignes, que non seulement les pauvres ne peuvent que rester pauvres mais aussi qu'ils ne peuvent qu'engendrer des pauvres ; nul besoin d'y regarder de près pour comprendre que cette doctrine n'est jamais qu'une apologie de la féodalité et de la monarchie – ou quelque chose de cet acabit. Et encore : nombreux sont les monarques d'antan qui anoblirent des roturiers pour services rendus à la nation, de sorte que même la féodalité acceptait l'idée qu'un individu puisse gravir les échelons de la hiérarchie sociale – ce qui en dit long sur le soi-disant « modernisme » des idées de Spencer.

Et puis de toutes manières, le principe même de l'ultra-libéralisme dont se réclament les darwinistes sociaux repose tout entier sur l'idée qu'un homme ou une femme peut à lui seul infléchir le destin pour se tailler son propre chemin dans la vie – idée dont la patrie des ultra-libéraux, d'ailleurs, est l'exemple le plus frappant ; je parle bien sûr de ces États-Unis dont la fierté nationale repose presque entièrement sur ce « Rêve américain » qui veut que quiconque parti de rien peut y faire fortune, ce qui contredit complétement les préceptes du darwinisme social. En fait, tout porte à croire que ces darwinistes sociaux n'ont en réalité rien compris à cette doctrine qu'ils proclament comme la leur.

Ce qui n'est pas très étonnant en regard des démonstrations exposées dans cet ouvrage. Par exemple, à propos de ces secteurs de l'économie et des finances dont on dit qu'il est tout entier aux mains de la raison pure et de la logique du profit qui se base uniquement sur les froides spéculations mathématiques : les neurosciences ont déterminé avec la plus grande certitude que les régions du cerveau stimulées lors d'opérations financières, par exemple par les traders, sont en fait celles qui correspondent à l'excitation sexuelle ; en réalité, les spéculateurs et les financiers éprouvent une forme de plaisir sexuel quand ils gagnent de l'argent. En d'autres termes, ils raisonnent avec leurs couilles.

Et justifier la sauvagerie des marchés par l'idée que l'Humanité a vu le jour à une époque de violence et de guerres perpétuelles est une conception largement dépassée. Pour la simple et bonne raison qu'à l'époque des premiers primates il existait environ 2 000 individus sur toute la planète, c'est-à-dire bien trop peu pour vouloir prendre le risque de perdre la vie dans une guerre afin de voler leur nourriture aux autres : il y en avait bien assez pour tout le monde. Et le problème ne se posait pas davantage quand l'homo devint sapiens puisqu'il totalisait une population d'environ deux millions de personnes à peine. Quand on inventa l'agriculture, par contre, les données changèrent et il commença à s'avérer rentable de mener des raids sur des positions riches en nourriture...

Mais ce n'est pas le propos de Frans de Waal, puisque ce psychologue docteur en biologie est surtout expert du comportement animal : il a le bon sens de stopper ses considérations d'ordre « historique » quand les primates cessent d'être des animaux pour devenir des humains – ou du moins il les restreint au strict minimum pour mieux étayer ses propres dires et explications. À travers ses travaux, il démontre peu à peu, avec une logique implacable et sans faille, que, oui, l'homme est bien un animal mais que, non, les animaux ne sont pas si sauvages que ça. En fait, les animaux sont bien plus « humains » qu'on veut le croire – et par « humain » je veux dire : capables de compassion et d'empathie, c'est-à-dire de compréhension des besoins des autres.

Encore plus fort : les expérimentations ont prouvé que ça n'a rien à voir avec l'intelligence, car tout dépend en fait de l'attitude. Et, oui, les animaux sont tout à fait capables de saisir le sens des expressions non seulement de leurs congénères mais aussi de représentants d'autres espèces. En fait, c'est plus une question de patrimoine génétique que de cerveau ; formulé autrement, plus l'ADN d'un animal est proche de celui d'un autre et mieux ils se comprennent – faute d'un meilleur terme. L'intelligence joue bien sûr un rôle – inutile d'attendre de la compassion d'un poisson rouge par exemple – mais pas aussi déterminant que ce qu'on croit en général...

Les mammifères s'avèrent les plus sensibles aux ressentis des autres, les plus aptes à l'empathie en raison de leur lien particulier à leur progéniture : celle-ci se trouvant complétement tributaire de ses parents à la naissance, le seul moyen que trouva cette branche de la faune de se perpétuer fut de développer ce qu'on appelle des liens familiaux – c'est-à-dire un moyen pour les parents de comprendre les besoins, c'est-à-dire la détresse, de leurs petits, afin de mieux y répondre. Et si les mammifères s'affirment comme l'espèce la plus prolifique de la planète, car la mieux adaptée, c'est précisément en raison de ce sens en quelque sorte inné de l'entraide et de la coopération – non de la compétition perpétuelle.

L'auteur a ici pour ambition de remettre certaines pendules à l'heure, et il ne s'en cache pas d'ailleurs, notamment en revenant sur l'influence qu'ont pu avoir des personnages tels qu'Herbert Spencer sur les interprétations à donner aux conclusions de Darwin – qui, lui, n'a jamais fait que présenter des faits scientifiquement démontrés et n'en a jamais tiré aucune conclusion sur la façon dont les sociétés devaient être menées. Si ici Frans de Waal ne contredit pas Spencer quant à la nature première de l'homme, il en tire néanmoins des conclusions très différentes à la lumière des dernières découvertes scientifiques sur le comportement animal.

Que ce livre ait été rédigé suite à la crise financière de l'automne 2008 n'est bien sûr pas un hasard – cet événement est cité dès la préface de l'ouvrage et à plusieurs reprises dans le corps du texte. Comme l'auteur n'est pas qu'un scientifique mais aussi – surtout – une homme de grande intelligence, il a bien évidemment remarqué comme ce système socio-économique ultra-libéral basé sur une compétition permanente pouvait détruire les personnes à force de les monter les unes contre les autres pour en tirer toujours plus de jus. C'est ce système qu'il démonte ici, avec une rigueur toute scientifique, en démontrant que ses racines ont en fait été mal comprises.

Sous bien des aspects d'ailleurs, ce n'est pas tant l'ultra-libéralisme qu'il fustige que les techniques de management – sujet certes connexe du précédent mais pas forcément inséparable. Si Frans de Waal défend la liberté de chacun, comme tous citoyens américains, il défend aussi le besoin de protection dont aucun de nous ne peut se passer, comme tous ces européens dont il faisait partie avant d'émigrer aux États-Unis. Et en combinant le meilleur de chacun de ces mondes, il parvient à dessiner l'espoir d'un futur plus beau.
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le 8 mai 2011

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