Laissons Steve Jackson se perdre dans un trou noir et revenons sur Terre avec Ian Livingstone, qui signe ici le premier Défis Fantastiques en milieu urbain. Comme à son habitude, les règles sont réduites à leur plus simple expression, alors plongeons-nous directement dans l'aventure.


Vous êtes un nouveau mercenaire anonyme, de passage dans la bonne ville de Silverton (j'ai toujours regretté que les traducteurs n'en aient pas fait un bien plus élégant « Argenton »). Le maire Owen Carralif vous engage pour mettre un terme à la menace que fait planer le maléfique Zanbar Bone sur ses concitoyens : frustré que Carralif ait refusé de lui céder sa fille unique (ne rêvez pas, vous ne verrez même pas un pan de ses jupons), le Prince de la Nuit a lâché ses Chiens de Lune sur les bons bourgeois, qui ont appris à cette occasion les vertus des portes qui ferment à clef. Carralif vous envoie auprès de son vieil ami le magicien Nicodème, qui saura vous indiquer la meilleure façon d'éliminer le vilain Zanbar et de ramener la paix à Silverton. Le seul souci, c'est que Nicodème s'est installé dans le Port du Sable Noir, le pire trou à rats qui soit de ce côté-ci d'Ankh-Morpork.


Est-ce que la perspective d'explorer un tout nouveau milieu vous sourit ? Vous n'avez pas tout à fait tort : Sable-Noir est un repaire de crapules savoureux où les occasions de vous faire détrousser, assommer, voire pire, sont légion. Le livre est constellé de péripéties typiquement livingstoniennes, c'est-à-dire loufoques et souvent mémorables bien qu'un peu répétitives, et les excellentes illustrations de Iain McCaig, qui fourmillent de détails amusants, instillent encore davantage de vie aux rues de la ville.


Ceci étant dit, vous n'avez pas tout à fait raison de vous réjouir non plus. Là où la Forêt de la Malédiction était plus ou moins un bête donjon redécoré, avec des arbres à la place des murs et des chemins à la place des couloirs, cette Cité des Voleurs est elle aussi un bête donjon redécoré, avec des maisons et des boutiques à la place des murs et des rues à la place des couloirs. Si la méthode d'exploration typique du héros livingstonien est acceptable dans un donjon et tolérable dans une forêt, elle devient passablement absurde dans un environnement urbain : vous êtes toujours rigoureusement incapable de faire demi-tour à moins d'être entré dans une impasse, vous n'avez d'autre choix que d'avancer tout droit dans les rues que vous aurez choisi d'emprunter, un choix qui repose entièrement sur le hasard.


Ainsi, après une première partie où vous êtes relativement libre de vos mouvements, le bouquin plonge dans le stupide après la rencontre avec Nicodème. Le magicien vous a fourni une liste de courses, et vous devez faire cinq choses avant de quitter la ville pour aller tataner Zanbar dans sa résidence de campagne : dénicher une flèche d'argent, des perles noires, des cheveux de sorcière et des fleurs de lotus, et vous faire tatouer une licorne sur le front (… oui). N'importe qui de normalement constitué arrêterait un passant pour lui demander l'adresse d'un armurier, d'un bijoutier, d'une boutique d'objets magiques, d'un fleuriste et d'un tatoueur, mais vous n'êtes pas n'importe qui : vous êtes un héros livingstonien. À la place, vous continuez donc à errer sans rime ni raison dans les rues de la ville, en espérant que les situations dans lesquelles vous décidez de fourrer le nez vous permettront de trouver ce dont vous avez besoin, parfois dans des endroits logiques (vous vous faites bel et bien tatouer par un tatoueur, ce n'est pas la septicémie qui vous aura), parfois dans des endroits pas logiques du tout (comme les égouts de la ville, finalement c'est peut-être bien la septicémie qui vous aura). Dire qu'il est possible de visiter l'échoppe d'une fleuriste dans la première partie du livre ! Mais non, vous ne pourrez pas retourner y chercher votre lotus, parce que Livingstone Est Un Dieu Jaloux Et Les Demi-Tours Ne Lui Agréent Pas. (soupir)


Si vous parvenez à sortir de la ville avec tout ce qu'il vous faut, ne croyez pas que c'est la fin de vos épreuves. Zanbar Bone réside en effet dans une tour où chaque étage peut vous tuer, qu'il s'agisse d'un combat trop difficile pour les héros aux statistiques faibles qui n'auraient pas eu la chance de trouver les objets dopants disséminés à Sable-Noir ou d'une situation où un objet donné trouvé ailleurs dans la tour est indispensable pour échapper à la mort. Après ça, c'est l'heure d'éliminer Zanbar, dans un affrontement qui n'a rien de follement excitant… d'autant que vous avez deux chances sur trois de mourir. Parce que Livingstone a lu la Galaxie tragique et il a trouvé l'idée des fausses coordonnées géniales, alors il a fait pareil ici : Nicodème s'est trompé, le mélange ne compte que deux ingrédients et pas trois, mais il a oublié lesquels. Donc vous devez décider au hasard entre les trois combinaisons possibles. Si vous vous trompez, tant pis pour vous ! Vous ne pourrez pas lire le fabuleux paragraphe 400 où les bons bourgeois de Silverton célèbrent un banquet en votre honneur et vous couvrent d'or et d'argent. Youpi. Dites, les gars, vous sauriez pas comment je peux me faire enlever ce fanart de My Little Pony que j'ai sur le front, là ?


Ce bouquin me laisse ambivalent. D'un côté, il conserve encore ce charme un peu naïf des tout premiers Défis Fantastiques, avec ses péripéties délirantes qui s'enchaînent sur un rythme soutenu, mais l'utilisation d'une ville comme toile de fond donne lieu à des questions qui minent sérieusement l'ensemble (par exemple, le héros qu'on n'incarne n'a aucun remords à l'idée de pénétrer par effraction chez des gens pour piller leurs maisons), et on commence à sentir poindre les caractéristiques les plus pénibles des futurs livres de Livingstone, au premier chef desquelles une difficulté arbitraire et pénible. Mais ce serait injuste de laisser mes mauvais souvenirs d'autres livres teinter mon appréciation de celui-ci.

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le 22 janv. 2015

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Tídwald

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