Les Choses
7.4
Les Choses

livre de Georges Perec (1965)

Perec a d'emblée reconnu ce qu'il devait à Flaubert dans l'écriture de Les Choses et particulièrement à L'Education sentimentale dont il émaille son récit de références (la gravure du premier paragraphe présente un navire à aube dont le nom Ville-de-Montereau est celui du bateau sur lequel est embarqué le jeune Frédéric au début du roman de Flaubert ; le fameux "et ce fut tout" cité lors du séjour de Sylvie et Jérôme à Sfax, ainsi qu'un certain nombre de phrases que Perec a relevé pour son traducteur allemand, si l'on en croit Bernard Magné qui a édité les romans et récit de Perec au Livre de Poche). Il ne s'agit donc pas ici de relever les éléments d'une dette dont Perec s'acquitte aussitôt, mais de comprendre ce qu'il va chercher chez l'écrivain normand et comment leurs écritures se rencontrent.
Les deux romans se rapprochent d'abord dans leur intention, l'évocation d'une époque, les années 1840 pour L'Education, les années 1960 pour Les Choses, mais surtout dans le jugement porté sur elle. C'est un même constat d'échec qui clôt les deux histoires : l'évocation des souvenirs : le "te souviens-tu ?" de Jérôme et Sylvie faisant écho au "te rappelles-tu ?" de Frédéric et Deslauriers. L'"insipide" promesse en guise de futur des premiers réitérant le "C'est là ce que nous avons eu de meilleur" des seconds.
Il y a deux éléments majeurs que Perec reprendra de Flaubert. L'un à l'usage exclusif de Les Choses, le rôle des objets, qu'il emprunte à L'Education sentimentale ; l'autre pour toute son œuvre, le désir d'exhaustivité, qu'il détournera pour son propre usage.


En effet, de Madame Bovary à L'Education sentimentale, on peut noter un changement majeur dans la description flaubertienne : il y a davantage dans le premier une étude du milieu par le langage quand dans le second, le milieu est décrit par les intérieurs, les vêtements, les objets. Le rêve de Frédéric est un rêve matériel qui entre en conflit avec le rêve de la possession impossible de Mme Arnoux. Il n'aura ni l'un ni l'autre. D'ailleurs le milieu qui intéresse Madame Bovary est la petite bourgeoisie de province. Dans L'Education, la description est transversale et si, évidemment, Flaubert sait combien le bourgeois est le grand vainqueur du siècle, on n'en visite pas moins les mansardes des ouvriers et les salons aristocratiques. Et c'est là que les objets prennent toute leur importance.


Perec reprend et systématise la perversion matérialiste de l'aspiration qu'on trouve chez Flaubert et fait de la chose l'objet même des aspirations de son époque. Ce sont les objets, la description d'un appartement meublé mais vide de toute vie, qui ouvrent le roman. Et ce sont eux qui donnent naissance à la possibilité de l'existence : "la vie, là, serait facile". Le conditionnel donne à la description l'imaginaire d'un rêve, autrement dit, une absence. On remarquera d'ailleurs dans la transition entre la description de l'appartement idéal et celle de la vie qu'on y mènerait un changement de rythme éblouissant, tout à fait dans le goût de Flaubert. Déjà, le début du roman contient un indice de ce que la citation de Marx à la toute fin sanctionne : "Le confort ambiant leur semblerait un fait acquis, une donnée initiale, un état de leur nature. Leur vigilance serait ailleurs : dans le livre qu'ils ouvriraient, dans le texte qu'ils écriraient […]" C'est-à-dire que l'appartement serait une prémisse nécessaire à leur vie. Et c'est cette confusion entre les moyens et les fins, la substitution des unes par les autres, qui mèneront à la ruine de leurs espérances. Il faut voir encore, lorsqu'ils sont à la campagne, la description prosaïque des métiers de la ferme donne naissance à une rêverie baudelairienne qui finit par les écraser, le rêve à l'imparfait est sanctionné par le conditionnel : "des lambeaux de rêves qu'ils ne pourraient jamais saisir". Comme Frédéric, le rêve qu'ils se font de leur vie les condamne à vivre déçus. Dès le deuxième chapitre où le couple nous est présenté, on sait qu'il s'agit du roman d'un échec : "ils auraient aimé être riche. Ils croyaient qu'ils auraient su l'être". Perec a dit de Les Chose qu'il s'agissait de "l'histoire de ce passage du conditionnel au futur". Cette phrase admirable qui réuni les deux résume à elle seule l'histoire.
Perec décrit scrupuleusement la société de son époque. Quitte à parfois passer sur la vraisemblance psychologique. Le couple est de tous les engagements : l'amitié, le cinéma, la guerre d'Algérie mais revient de tout. Le passage sur la guerre d'Algérie est tout à fait parlant de la réduction des idéaux à un individualisme forcené qui semble porter pour Perec la marque de son temps :



"La guerre continuait pourtant, même si elle ne leur semblait être qu'un épisode, qu'un fait presque secondaire. Certes, ils avaient mauvaise conscience. Mais en fin de compte, ils ne se sentaient plus responsables que dans la mesure où ils se souvenaient jadis avoir été concernés, ou bien parce qu'ils adhéraient par habitude à des impératifs moraux d'une portée très générale. […] Ils avaient, quant à eux, résolu le problème d'une façon beaucoup plus simple : Jérôme et trois de ses amis, s'aidant d'appuis précieux et de certificats de complaisance, réussirent à temps à se faire réformer."



La déception du séjour à Sfax semble un développement du passage de L'Education :



"il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues.
Il revint."



Ainsi



"Ils tentaient d'échapper à Sfax, à ses rues mornes, à son vide, et de trouver, dans les panoramas, dans les horizons, dans les ruines, quelque chose qui les aurait éblouis, bouleversés, des splendeurs chaleureuses qui les auraient vengés. […] Mais, le plus souvent, ils ne quittaient Sfax que pour retrouver […] les mêmes rues mornes, les mêmes souks grouillants et incompréhensibles, les mêmes lagunes, les mêmes palmiers laids, la même aridité."



Cette incapacité à se satisfaire du réel. Le voyage étant à comparer au rêve à la ferme, on sait déjà avant le départ qu'ils n'ont pas la force de leurs rêves comme Frédéric. Par nécessité, ils réduiront leurs aspirations. N'auront pas trouvé la fortune, auront perdu leur temps à la chercher en vain et seront rentrés dans le moule dont ils ne voulaient pas et se dirigeront vers une vie "insipide".


Ce que formellement Perec va trouver chez Flaubert c'est l'exhaustivité de la description comme volonté d'épuisement du monde perçu. Mais de l'un à l'autre, il y a la modernité qui a fait de la linguistique et de la sémantique un enjeu en soi. Aussi Perec cherche-t-il moins à épuiser le perceptible qu'à prendre la mesure de ses moyens en tant qu'écrivain, ce qu'il systématisera à travers La Disparition et Les Revenentes. Son monde est lexical et ce sont les mots qu'il va chercher à épuiser, c'est ainsi que la description d'un appartement va lui donner l'occasion de convoquer la totalité du lexique nécessaire, un lexique adéquat à son temps : les choses décrites racontent l'époque. On ne s'étonnera pas que l'auteur des Mythologies ait salué le roman à sa sortie. Là, dès le premier chapitre, Perec dénonce déjà son intention en répétant, tout en la réduisant, entre deux tirets, toute la longue description qu'il vient de faire : "le coin des bibliothèques, la discothèque, le secrétaire, la table basse entre les deux canapés, les vagues reflets dans le miroir" comme pour montrer que d'un point de vue strictement narratif, il aurait pu se contenter de ces quelques mots et donc que la description et le détail forment l'enjeu de son roman.
Mais de cet emprunt à Flaubert, se tire une leçon postmoderne de la littérature et de sa portée, dont la référence ironique à Terence "Rien de ce qui était humain ne leur fut étranger" livre peut-être la clé. On a beau être précédé de quantité de romans et de pièces, avoir à notre portée une quantité incommensurable de fictions ou d'essais, rien n'y fait et les époques se répètent et les écueils se perpétuent. Perec signe le désespoir dans la répétition. L'échec de Frédéric n'était pas désespérant encore, c'est sa répétition dans le temps qui donne à lire l'impuissance de la littérature comme apprentissage et qu'elle est alors rendue à son évanescence.

reno
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le 20 août 2016

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