Dostoïevski se méfiait beaucoup des idées occidentales - notamment Françaises - qui arrivaient en Russie ; aussi voulut-il stigmatiser le mouvement nihiliste. Dans ses correspondances, Dostoïevski parle encore des difficultés auxquelles il a du faire face pour écrire Les Démons. Lui, qui toute sa vie, s'était efforcé de faire jaillir l'étincelle divine du criminel le plus endurci, il dut ôter à ces « Possédés » tout caractère capable d'inspirer de la sympathie, leur attribuer des buts et des moyens approchants l'impiété absolue. La bizarrerie de cette humanité, l'abandon même de l'idée de l'individualité ne pouvaient lui réussir, on sent le malaise dont l'auteur est rempli. Néanmoins, ce roman présente de grandes beautés, sans parler des théories ou le romancier tend à prouver que l'athéisme sincère mène au suicide ou au crime, selon l'éthique des personnes qui s'y plongent. Les Démons sont une des œuvres de Dostoïevski des plus difficiles à lire. Au premier abord les personnages nous semblent vagues, énigmatiques. Le roman s'ouvre par une esquisse du mouvement libéral russe avec au centre des figures presque irréelles. Il était aisé de prévoir l'impression de bizarrerie et d'agacement que ce roman devait produire sur la société russe d'alors. Il causa une explosion d'indignation parmi les lettrés d'avant-garde, qui ne surent y voir autre chose que la colère de l'auteur et même une régression politique, ce qui est faux. Dans ce roman, Dostoïevski est populiste, légèrement teinté de vieux slavophilisme. Le populiste de ce dernier était en complète opposition avec le libéralisme qui rendait le peuple athée en travaillant à son émancipation religieuse. Il rêvait au contraire, à une transformation de toutes les classes, au moyen de l'idée religieuse, avec le secours de Dieu. Ayant étudié sous les angles les plus divers le mouvement révolutionnaire des années 1860-1870, il l'a radicalement condamné. Il décrit ce mouvement depuis le libéralisme jusqu'à la terreur, et montre la littérature progressiste effleurée par le souffle libéral du gouvernement. Mais sa peinture est partiale. Selon lui, tout cela était détaché du peuple et devait périr comme le troupeau de pourceaux en qui sont entrés les démons de la Russie. Telle est la conception du roman ; c'est une protestation indignée contre l'histoire. De toute son âme, Dostoïevski s'insurge contre le mouvement libéral. Il le considère comme une épidémie importée d’Europe, alors qu'en réalité, c'était un tremblement de terre local, l'ébranlement des vieux principes russes, ou plutôt, le signe avant-coureur des catastrophes morales et sociales précédant du nouvel état de chose. À l'assemblée des nihilistes, où Verkhovensky semble suivre Stavroguine, alors qu'en réalité, il l'entraine, on discute à loisir les principes sociaux et révolutionnaires. Chigaliev expose son utopique projet de l'organisation de l'humanité. Ce dernier est un fanatique de la philanthropie et rêve d'établir le paradis sur terre. Pour résoudre définitivement la question, il propose de diviser l'humanité ainsi : un dixième des hommes jouira de la liberté et aura des droits illimités sur les neuf autres dixièmes. Des chefs tout-puissants seront élus ; la société perdra sa personnalité et se métamorphosera en un espèce de troupeau qui par un soumission totale, atteindra, grâce à une série de régénération, « l'innocence primitive du paradis terrestre. » Chatov, la victime de Verkhovensky, joue un grand rôle dans le roman. L'auteur a incarné en lui ses propres idées et surtout cet idéal de pardon plénier qui l'a toujours poursuivi. La veille de sa mort Chatov reçoit chez lui sa femme coupable (il sait qu'elle fut la maîtresse de Stavroguine) et la scène qui se passe entre eux est fort belle. Il est impossible de ne pas voir un parallèle entre l'évolution mentale qui se produit en Chatov et le pousse à renier son passé de révolutionnaire et la transformation morale de Dostoïevski pendant son temps de bagne. Chatov, lui, voit dans le peuple une grande puissance à laquelle on ne peut attenter. « Vos pères n'ont jamais aimé ni connu le peuple ; ils en avaient honte », dit-il à Verkhovenksy. Mais Chatov, qui est sorti du peuple, ayant résisté, est mis à mort par le groupe révolutionnaire que dirige Verkhovensky. La scène de l'assassinat, simple et brève, est empreinte d'un réalisme saisissant. Quelques minutes après la mise à mort de Chatov un sorte de folie s'empare de Liamchine, et Virguinsky, secoué d'un frisson continuel, s'écrit douloureusement à pleine voix : « Ce n'est pas ça, non, ce n'est pas ça ! Non, ce n'est pas ça du tout ! » Ces protestations indiquent que tout ne va pas pour le mieux dans ce repaire révolutionnaire. Il serait cependant erroné que de croire que Dostoïevski en notant ce trait psychologique veuille rendre justice à la révolution russe ou qu'il ait voulu représenter les révolutionnaires avec ces contradictions qui les font humains et compréhensibles. Il n'en est pas ainsi en réalité, Dostoïevski a simplement voulut montrer une fois de plus que dans le parti révolutionnaire russe, tout était répugnant à force d'artifices. Son intention était de dépeindre l'influence despote que quelques malfaiteurs puissants et insensibles exercent sur la masse des âmes mesquines, laquais de la pensée, êtres sans passion et sans volonté. Pour Dostoïevski, le parti révolutionnaire est avant tout un groupe de coquins à qui manque l'intuition de la vérité et qui ont été saisis et emportés par le vent du libéralisme occidental. Tous sont des déracinés du sol populaire : des démons, des « possédés. » Et, aux yeux de l'écrivain, il n'y a dans cet élan de la jeune Russie aucun symptôme heureux. Tout y est banal, mesquin, vil et bon à être anéanti. Cette destruction est d'autant plus nécessaire que, pareille à une dangereuse épidémie, l'agitation gagne du terrain dans une société inerte et passive, mais éprise des bavardages libertaires. Dostoïevski a placé au nombre de ces bavards d'avant-garde le célèbre écrivain Karmazinof, effrayante et repoussante caricature de Tourguéniev. Dostoïevski ne pouvait le sentir et il s'est délecté à persifler sa personne et ses idées, tournant en ridicule sa poésie, sa mélancolie seigneuriale et jusqu'à sa culture européenne. Il ne s'est pas privé non plus de caricaturer l'administration locale de la province, qu'ébranle l’atmosphère libérale, et le gouverneur un peu stupide, avec son entourage de petits fonctionnaires, et sa femme qui, elle aussi ne veut pas rester en arrière. « Un certain désordre dans les esprits était alors à la mode, dit Dostoïevski ; dans cette confusion, tout sortit des rails, tout glissait à bas des fondements historiques. » Il y avait bien des présages annonciateurs de l'orage purificateur, de la revanche des éléments intacts de la société, contre l’oeuvre des apostats radicaux. Le peuple garde le silence «sans manifester ni approbation ni désapprobation ». Mais Dostoïevski affirme que le peuple se frayera bientôt un passage et frappera les intellectuels oublieux de la vérité populaire. Que de victimes n'y aura-t-il pas, le jour où se déchaînera la vengeance du peuple, la contre-révolution russe ! Voilà de quoi Dostoïevski menace la classe intellectuelle athée, dirigées pas des Verkhovensky, des Stavroguines et autres. Au jour du jugement dernier de ces représailles, toutes les « innovations non russes » périront comme la Babylone apocalyptique. En réalité Les Possédés annoncent prophétiquement la révolution russe et la misère dans laquelle s'est débattu sous le joug communiste, le malheureux pays. Sans aucun doute l'un des plus grands visionnaires de son temps. Un approfondissement sur le personnage de Kirilof : Se dressant contre les prétendus sauveurs de la société, un homme va opposer à tous leurs systèmes la conception d'une nouvelle religion, propre à résoudre entièrement la question, car elle donnera à l'homme et la liberté et la compréhension intégrale de la vie. L'image de Kirilof s'enlève, vraiment belle, originale et inspirée. Kirilof pense que le moyen d’acquérir la liberté suprême, c'est le suicide conscient et volontaire. Il faut anéantir deux grands préjugés qui gênent le liberté de l'homme : la peur de la mort et la peur de l'au delà. L'un et l'autre ne sont que des aberrations de l'esprit, des illusions meurtrières qui barrent la route du bonheur. Il faut se persuader que l’instant douloureux de la mort est insignifiant en regard des grandes souffrances de la vie ; quant à la notion de l'autre monde, elle n'est qu'un simple mirage. Kirilof appelle l'ancien Dieu : « souffrance, peur, mort » Quand l'homme aura atteint ce but, tout se modifiera radicalement, au point de vue physique comme au point de vue moral. « le monde se transformera. Et alors on divisera l'histoire en deux parties «depuis le gorille jusqu'à la suppression de Dieu » et « depuis la suppression de Dieu jusqu'à la métamorphose de la terre et de l'homme», L'homme deviendra Dieu. Dans la dernière scène où apparaît Kirilof, celle de son suicide, sa philosophie se révèle avec une netteté particulière. Et ces pages saisissantes prouvent que l'idée de Kirilof - affranchir l'humanité de la peur de la mort au moyen du suicide - est chimérique et contre nature.

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le 5 avr. 2016

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