La violence des régimes socialistes nés au XXe siècle était-elle, comme on l’entend souvent, un regrettable accident de l’histoire qui aurait pu être évité ? À la lecture de Leur morale et la nôtre je suis forcé de répondre non.


Rédigé en 1938 et publié à titre posthume, l’essai de Trotski, alors en exil au Mexique pour fuir les procès de Moscou, est une réponse aux accusations « d’immoralisme » portées contre le bolchevisme. Il s’articule autour d’une question centrale : la fin justifie-t-elle les moyens ?


Réglant au passage ses comptes avec les mouvements socialistes de l’époque, trop tièdes, et le pouvoir stalinien, trop bureaucratique, Trotski donne deux éléments de réponse.


1) La fin, c’est la destruction du capitalisme ; le moyen, c’est la lutte des classes. Puisque le matérialisme historique est infaillible, il ne saurait y avoir d’autres moyens. Dès lors, les moyens et les fins se confondent et tendent vers la même direction.


2) Il n’existe pas de morale universelle, mais une morale bourgeoise et une morale révolutionnaire, aux intérêts contradictoires. Si l’on trouve quelques règles de conduite communes à toutes les sociétés qui rendent possible la vie en collectivité, leur « efficience » est « instable et limitée ». La lutte des classes conduit à les abandonner, comme la légitime défense conduit à agresser l’agresseur.


Aparté : oui c'est une sorte de légitime défense qui se distingue des usages en vigueur dans les États de droit par le fait qu'elle ne requiert pas que la réponse soit nécessaire, simultanée et proportionnée à l’agression, ou même que l’agression existe réellement : le salariat est une agression, la propriété privée est une agression. Et dans la guerre sur le terrain contre les idées bourgeoises : la liberté d’expression, la liberté d'association, la grève, l'individualisme, le manque de ferveur sont aussi des agressions. Les communistes qui se sont fourvoyés sur la théorie, en voyant oppression, aliénation, exploitation là où il y avait liberté et échange, glissent inévitablement à mesure que le pouvoir devient vertical du fait des nécessités du projet planificateur, vers un État totalitaire où tout ce que le Parti n'autorise pas est une agression. Voilà où conduit le fameux « renversement violent de tout l'ordre social passé » de Marx.


C’est à peu près tout pour le cadre théorique. Trotski s’agace des « philistins » qui demanderaient des exemples concrets pour appliquer la morale révolutionnaire. Selon lui, comme il est absurde de dégager des principes de justice supérieurs, universels et immuables, on ne saurait condamner a priori le meurtre, la torture, la séquestration, la déportation, le vol ou le mensonge d'État comme étant objectivement mauvais, sans avoir jugé au cas par cas de leur contribution effective à l'avancée du combat prolétarien. Avec ce subjectivisme juridique, il n’y a pas de réponse toute faite sur ce qui doit être autorisé ou non :



Les questions de morale révolutionnaire se confondent avec les questions de stratégie et de tactique révolutionnaire. L’expérience vivante du mouvement, éclairée par la théorie, leur donne la juste réponse.



Et qui seront les gardiens du temple ? Trotski ne le dit pas, mais l’on est en droit de penser à la lumière de ce que fut son rôle en URSS et du livre Que faire ? du camarade Lénine qu’il incombera aux révolutionnaires professionnels de juger de la pertinence de massacrer ou de spolier tel ou tel opposant. Des révolutionnaires professionnels parmi lesquels, par le plus incroyable des hasards, figure Trotski, qui assume sans trembler du menton les exécutions d’otages pendant la Terreur rouge.


Dans la continuité de Marx, Trotski qui pense parler au nom des intérêts du prolétariat fonde le combat communiste sur un relativisme moral ne pouvant conduire qu’à un cycle sans fin de violences criminelles. D'ailleurs celles-ci pourront toujours être légitimées a posteriori au nom de la lutte des classes par le premier bon orateur ou le premier chef des armées venu (ailleurs, on peut lire comment il justifia le massacre de Kronstadt). Ainsi la violence fantasmée du capitalisme justifie la violence réelle contre les droits individuels. Des droits pourtant bien définis et défendus par quantité de textes issus de la tradition du droit naturel que Trotski rejette sans argumenter en les assimilant... à de la religion, un comble ! Des droits dont les éléments les plus fragiles de la société bénéficient pourtant, parce que d'une part ils les protègent contre la violence, et d'autre part parce qu'ils constituent la meilleure solution pour améliorer leur bien-être matériel en augmentant leurs opportunités d'enrichissement.


Alors la fin ne justifie pas les moyens ? Le problème c'est que la doctrine marxiste-léniniste refuse totalement l'idée que le respect de l'intégrité physique et de la propriété d'autrui pourrait constituer une fin en soi. Une société où ses membres sont protégés de l'arbitraire et peuvent parler, agir, se réunir, échanger, accumuler librement sans s'agresser mutuellement, c'est une lubie de dominants. Malgré l'usage de la raison qui amène à reconnaître des droits aux individus et l'observation empirique qui montre que les sociétés prospères sont toutes des sociétés libérales, Trotski nous dit comme Saint-Just : pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! Il mettra en oeuvre sans état d'âme cette violence politique durant les dix années où il exercera de hautes fonctions au sein des institutions soviétiques, de 1917 à 1927.


Le plus fort étant que le système est merveilleusement clos sur lui-même pour éviter la contradiction : Vous n'êtes pas d'accord ? Vous défendez les intérêts de la bourgeoisie ! Vous n'êtes pas bourgeois ? Vous êtes aliénés par l'éthique des « moralistes petits-bourgeois » !


La courte réponse du philosophe John Dewey qui suit l'argumentaire de Trotski, si elle adopte une éthique conséquentialiste et non jusnaturaliste, a au moins le mérite de mettre en lumière le dogmatisme de Trotski qui ne démontre jamais en quoi la « lutte des classes » constituerait la seule solution pour « l’émancipation des masses » (des notions que l'on pourrait d'ailleurs critiquer).


Pour conclure sur une note légère, une citation de Trotski rapportée par le journaliste marxiste Isaac Deutscher dans Le prophète hors-la-loi que la professeur écosocialiste qui préface l'ouvrage de Trotski tient aussi pour authentique :



Même sous Staline, et en dépit de toutes les horreurs des purges, la société soviétique [représente] toujours le plus grand progrès que l’humanité [ait] accompli dans le domaine de l’organisation sociale.



J'adore.

J_J_
2
Écrit par

Créée

le 26 avr. 2016

Critique lue 602 fois

7 j'aime

2 commentaires

J_J_

Écrit par

Critique lue 602 fois

7
2

Du même critique

Leur morale et la nôtre
J_J_
2

Trotski est un Staline frustré

La violence des régimes socialistes nés au XXe siècle était-elle, comme on l’entend souvent, un regrettable accident de l’histoire qui aurait pu être évité ? À la lecture de Leur morale et la nôtre...

Par

le 26 avr. 2016

7 j'aime

2

Le Garçon et le Monde
J_J_
2

Critique de Le Garçon et le Monde par J_J_

2 pour sa qualité graphique. C’est un style visuel qui personnellement m’emmerde au plus haut point mais je reconnais le travail derrière, c’est techniquement bien fait, varié, fluide, on sort de...

Par

le 4 nov. 2015

7 j'aime

1

Furie
J_J_
10

Critique de Furie par J_J_

Fritz Lang ne serait pas Fritz Lang s’il n’était pas passé par le cinéma muet. Il en a retiré un don extraordinaire pour les cadrages et les jeux de lumière, toujours adaptés aux émotions que ses...

Par

le 5 nov. 2013

6 j'aime

3