L'on vient à Lolita (ou du moins j'y suis venu) mu par deux éléments très différents et difficiles à réconcilier de prime abord : d'une part, une renommée littéraire incontestée (Lolita fait partie d'une bonne partie des listes des meilleurs romans du XXe siècle et demeure largement reconnu comme l'apex de l'œuvre littéraire de Nabokov) et d'autre part, la réputation vaguement sulfureuse de l'œuvre (sans passer pour un brûlot absolument subversif, le durcissement général des attitudes vis-à-vis de la pédophilie depuis quelques temps en fait un chef d'œuvre un peu gênant).
Commençons par le premier volet de cette réputation bifrons, car c'est elle qui frappe le lecteur de Lolita : le livre est exceptionnellement ambitieux d'un point de vue littéraire. Les jeux d'intertextualité foisonnent, et le lecteur profane en matière de littérature anglo-saxonne doit se résigner à ne saisir qu'une mince partie des multiples allusions. Pour une “Mirifique Proposition” dans laquelle il reconnaît Swift, combien de renvois subtils lui échappent ? Plus généralement, la littérature elle-même abonde dans les motifs du texte — des personnages (Humbert Humbert, Quilty) aux événements (comme la fameuse pièce de théâtre), et même à la présentation de l'ouvrage comme un journal du protagoniste publié par d'autres. La fin du livre est particulièrement virtuose de ce point de vue (notamment la traque du second ravisseur de Lolita par Humbert Humbert) et c'est sur ces cimes intellectuelles que nous laisse le livre.
Pour autant, il ne faudrait pas penser que le thème apparent de l'ouvrage (en des termes aussi neutres que possible, disons : la relation d'un homme avec une pré-adolescente) est complètement accessoire à l'économie de celui-ci. Nabokov crée avec talent la folle attraction d'H. H. pour Lolita, et lui voue quelques pages sublimes (on peut penser par exemple aux échanges de tennis). Certains lecteurs ont été choqués par le tout, ou rebutés par l'immoralité du propos. À titre personnel, j'ai plutôt été frappé par la manière diabolique dont Nabokov s'arrange pour que le récit n'ait absolument rien de rebutant. Certes, Humbert Humbert s'humilie volontiers dans la narration à la première personne, évoquant son côté monstrueux, etc. ; mais même en cela, il attendrit ; et il déploie également ses rets de bien d'autres manières — par une lucidité marquante sur sa situation, par son amour, par un attrait pour la jeunesse qui est celui de nos sociétés, même s'il est hyperbolique chez lui.
En réalité, bien sûr, la “réalité” de l'intrigue est beaucoup moins acceptable : jouant sur une attraction superficielle, H. H. capture Dolorès, et la maintient dans son étreinte étouffante pour la conformer à une image unique, celle d'une “nymphette” éternelle. C'est précisément en nous empêchant d'y penser et de le reconnaître, en nous entraînant aux côtés du protagoniste dans la “sollipsisation” de Dolorès/Lolita, que V. N. réussit un formidable tour d'adresse (et écrit en passant un roman universel sur le désir).
Bref : on ne peut ressortir de la lecture de Lolita qu'admiratif pour Nabokov. Ceci étant dit, la relative difficulté de la partie finale, la lassitude entraînée par certains motifs répétés (les errances de motels en bungalows, étrange exploration de l'Amérique profonde, m'ont à la longue ennuyées), font fluctuer l'intérêt du lecteur.