Madame Bovary n’est pas sympathique. Narcissique, rêveuse au point d’être coupée des réalités, refusant d’endosser sa part de la platitude des jours et de la banalité de l’existence, incapable de faire le départ entre la représentation fumeuse d’un idéal immatériel et la vulgarité inconvenante du quotidien, brutalisant sa petite fille lorsqu’elle trouble ses songes, sans indulgence pour son époux, certes pas très futé et sans charisme, mais brave type qui assume au mieux la part de destinée qui lui est impartie, Emma Bovary est l’écho tardif d’un romantisme qui aggrave son inadaptation au monde en pénétrant dans l’univers scientiste et urbain du XIXe siècle déjà avancé.

Madame Bovary a des points communs avec Don Quichotte. Comme lui, elle a ses aventures exaltantes à vivre (ici, l’amour passionné, la fête, le raffinement des manières, le luxe et la volupté remplacent les moulins à vent et la chevalerie) ; comme lui, elle doit la substance de son étrangeté au monde (sur un terrain à l’évidence déjà bien prédisposé) à la lecture de livres, de bons mais surtout de mauvais romans pour midinettes, du genre de ceux qu’on n’expose même plus aujourd’hui dans les kiosques à livres des gares parce qu’on sait que le lecteur les laisse vite tomber d’ennui… Cette charge indirecte contre les méfaits du livre s’inscrit dans l’interrogation ancestrale de la civilisation sur les vertus de l’écrit et de la parole : encore tout surpris et ravi d’être la seule espèce à jouir du langage articulé et de sa représentation graphique, l’homme redoute une telle invention qui, de manière presque magique, a le pouvoir de maléficier certaines existences.

L’art de Flaubert est stupéfiant, et il faudrait disséquer chaque page, chaque phrase pour en rendre compte. Assez souvent, le récit procède par tableaux, par séquences d’actions presque picturales : la célèbre ouverture du roman (l’entrée de Charles Bovary, jeune, dans la salle de classe, et le chahut qui s’ensuit – avec cette énigme irrésolue d’être le seul passage du roman où Flaubert semble s’impliquer comme narrateur-témoin présent dans la classe, en disant « Nous »), la scène de l’Opéra à Rouen, où l’on joue « Lucie de Lamermoor » ; la description de la vie de jeune fille d’Emma dans un milieu religieux entremêle avec bonheur l’évocation des sensations physiques, des impressions et des émotions, ainsi que l’enfermement social et idéologique qui y préside aux travaux et aux jours ; les rêves et les émotions de la jeune fille sont exprimés à travers une foule d’images fantasmatiques, dont les détails les plus significatifs sont rendus avec une étonnante pertinence.

Le bal à la Vaubyessard, outre qu’il restitue à merveille les détails du décor et de la vie d’une demeure aristocratique, présente un contraste tellement puissant avec l’atmosphère rude et fade du quotidien des campagnes normandes, que l’on accompagne très volontiers Emma Bovary dans sa dérive onirique : le monde dont elle avait rêvé, le voici à portée de mains (I, VIII). Que dis-je ? Nous y sommes ! Provisoirement. Il reste à Emma à tenter de vivre la « vie parisienne » par procuration (I, IX) : plan de Paris, publications mondaines, romans de Balzac, de George Sand, d’Eugène Sue. Eh quoi ! Des livres ! Toujours des livres ! Quoi d’étonnant qu’Emma soit saisie d’un spleen baudelairien à s’en rendre malade ?

A Yonville, le couple Bovary fait la connaissance de Monsieur Homais, le pharmacien. La légende a fait de cet homme un archétype ridicule et stupide du bon sens bourgeois borné, voltairien et anticlérical. Certes, Monsieur Homais ne brille pas par ses tolérances ecclésiastiques ; mais enfin, c’est de son temps, et, au moins à son époque, une pensée aussi sculptée à la hache pouvait paraître progressiste. Je connais pas mal de Monsieur Homais, de nos jours, qui n’ont pas cet avantage de se fonder sur la nouveauté de leurs conceptions, et qui râlent leurs couinements idéologiques d’arrière-garde sur les derniers moribonds du clergé catholique, tout en supportant avec ferveur les barbus en robe qui prônent la charia en lapidant quelques femmes qui ont laissé voir leurs chevilles… Monsieur Homais a ses petits travers, mais que celui qui en est dépourvu lui jette la première pierre ! Pontifiant son savoir physico-chimique d’apothicaire pour décrire les réalités les plus triviales du quotidien, cela nous fait peut-être rire, mais la science avait plus de droits au respect des simples à une époque où elle se faisait rare…

Léon, le premier petit copain d’Emma, nous semble assez fragile et délicat dans ses propres sentiments. Rodolphe, manifestement moins sincère et plus calculateur, ne fait pas non plus preuve d’un cynisme exagéré : tout homme peut y reconnaître certains passages de sa propre vie. Les hésitations, volte-face et tergiversations amoureuses des uns et des autres convainquent aisément, avec un accent plus fortement porté sur les incohérences des réactions d’Emma, visiblement perturbée par les événements amoureux…

Charles Bovary, brave type honnête et un peu borné, aimant sa femme jusqu’au-delà de la mort en dépit des preuves irréfutables de son infidélité, est probablement le personnage le plus émouvant du roman. Du reste, le roman commence et finit par lui, et on s’étonne que, dans toute la partie centrale de l’ouvrage, il soit à ce point relégué dans le rôle de comparse complaisant et naïf. Flaubert a-t-il voulu, dans le contraste entre lui-même et Emma, représenter deux attitudes opposées possibles face à une modernité qui tue les rêves et les exaltations : la revendication schizophrène mâtinée d’hystérie, et l’abdication de toute pensée critique ?

Mais le sommet de cet art, c’est que, dans un récit où l’imparfait de l’indicatif domine assez largement (le temps et le mode de la narration, certes, mais aussi des pires platitudes de style potentielles), Flaubert pèse chaque phrase, de telle manière que l’on a l’impression de ne l’avoir jamais lue avant. La surprise de ce style, c’est que, dans une phrase d’une parfaite simplicité, le complément d’objet attendu est devenu sujet, ou bien c’est le complément circonstanciel. Ce renouvellement de l’expression tient du prodige, et en tout cas, ne saurait être que le produit d’un travail énorme de façonnement, de sculpture, et d’intuition aussi (il faut être longuement à l’écoute des choses et des gens avant de savoir les évoquer avec force).

L’alternance de phrases (ou de membres de phrases) brèves avec des éléments plus longs relève d’une composition quasi musicale, sans que pourtant on y trouve des recherches poétiques au sens strict (allitérations, assonances…).

Les descriptions de Flaubert, contrairement aux complaisances parfois superfétatoires de celles de Balzac, accompagnent avec rigueur chaque déplacement des personnages. Loin d’être un pensum analytique proche d’un rapport policier, avec la froideur, le détachement et l’absence de sens réel qui en découle, Flaubert élucide et précise ce qui se découvre à la vue des protagonistes, et qui fait sens pour eux, en leur temps, et selon leurs problématiques. Bien entendu, il faudrait avoir vécu au XIXe siècle – normand, qui plus est, pour saisir toutes les nuances de sens social ou psychologique attaché au choix de telle couleur, de telle étoffe utilisée dans un vêtement. Mais les personnages, eux, perçoivent ces nuances comme des signes qui conditionnent leurs réactions.
Ces descriptions supposent la maîtrise d’un vocabulaire technique ou régional dont nous avons parfois perdu les clefs. Flaubert a effectué un gros travail sur le choix des termes, et son livre a également valeur documentaire sur la vie rurale, artisanale, et les décors des intérieurs. On n’en pas encore aux lourdeurs naturalistes de certains reportages à la Zola, mais les mots emplissent déjà la bouche de tout leur pittoresque concret et technique. Rien qu’à lire certaines scènes, on croirait ressentir l’odeur des tissus, les rugosités des poutres, les dégoûtantes fadeurs des petites vasières au bord des cours d’eau…

La construction du roman sait introduire à temps (soit, bien avant l’échéance de leur utilisation) des éléments qui joueront un rôle important plus tard dans la narration : l’arsenic de Homais (III, II), le vagabond hideux qui chante une chanson légère sur le route (III, V)).

La déchéance financière de Madame Bovary, qui s’accélère sur un tempo de plus en plus obsédant vers la fin, met en valeur aussi bien le déséquilibre émotionnel de cette femme, saturée de vanité et d’aspirations amoureuses coupées du réel, que les calculs pervers des petits bourgeois qui acceptent de lui prêter en misant sur sa ruine à venir. La vulgarité de l’équivalence qu’Emma pose entre l’amour qu’elle prétend porter à Rodolphe et la demande d’argent qu’elle formule à son égard est un des passages les plus cruels du roman, où Emma, sans s’en rendre compte, bafoue l’idéalisme amoureux sur lequel elle prétendait fonder son propre bonheur.

Flaubert ne rate pas son monde. Indigné par les mesquineries bornées des lilliputiens de la petite bourgeoisie rurale, il passe sournoisement de la peinture objective de faits et gestes au compte rendu des pensées intimes des personnages, rapportées en style indirect. La dernière phrase du roman est d’ailleurs un coup de poignard dans le dos de Homais. Ce procédé nous introduit directement au cœur des préjugés, des bas calculs, des cupidités et des ambitions minables des uns et des autres.

Contrairement aux regards scandalisés que portèrent certains contemporains sur le traitement de la religion dans le roman, Flaubert – n’en déplaise à ceux qui ne font copain-copain qu’avec des membres confirmés de la secte des bouffeurs de curés – introduit la religion sans porter de jugement de valeur : le prêtre du coin (l’abbé Bournisien) n’est pas ridiculisé ; il fait son boulot de curé de campagne (III, VIII), même si les moyens de son apostolat relèvent parfois plus de la « Bibliothèque Bleue » que de Bossuet (II, XIV) ; ses affrontements avec le voltairien Homais préfigurent sans grande dérision ceux de Don Camillo et de Peppone, tandis que l’usage émotionnel / sensuel qu’Emma fait de la religion (ses dévotions subites et exagérées, ses complaisances à chuchoter dans un confessionnal, sa réceptivité à la «langueur mystique qui s’exhale des parfums de l’autel, de la fraîcheur des bénitiers et du rayonnement des cierges » (I, VI)) manifestent davantage les problèmes psychologiques de Madame Bovary qu’une tentative de réduire le fait religieux à de fugaces appétences sensuelles.

Les Comices agricoles de Yonville, pour être décrits avec détails et réalisme, marquent un degré supplémentaire dans l’ironie exprimée par Flaubert : les discours aussi pompeux qu’ils sont vides, les pauvres fastes ruraux qui rompent l’ennui du déroulé de l’année agricole. L’entrelacement, toujours accéléré, des discours sans intérêt des officiels venus mesurer les performances des vaches et des cochons, et d’autre part des échanges de séduction extasiés entre Emma et Rodolphe, vaut son poids de comique. En revanche, quand on sait que Madame Bovary a fait scandale pour son impudeur, j’ai eu peine à trouver les fondements d’une telle indignation. La plus audacieuse des formulations est le « elle s’abandonna » du II, IX. Pas de quoi crier à la pornographie.

L’humour et l’ironie se retrouvent dans d’autres situations de comédie : par exemple, lorsque le jeune Léon, dans la cathédrale de Rouen, pressé de mettre au clair sa relation avec Emma, ne parvient pas à se débarrasser du suisse qui lui fait visiter l’édifice malgré lui (III, 1).

Emma Bovary est à la fois tout le monde et personne : tout le monde par ses rêves de bonheur et de réalisation de soi – et par la médiocrité de leur mise en œuvre ; tout le monde par son sentiment tragique du temps qui passe hors de sens, hors de bonheur (Proust reprendra la question) ; personne par ses problématiques propres (des sentiments assez éteints envers les gens qui eussent dû lui être les plus chers, l’ennui dans une morne campagne normande, un narcissisme mutique qui n’est tout de même pas le fait de tout un chacun).

khorsabad
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le 19 juil. 2012

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le 19 juil. 2012

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