Delphine de Vigan, que l'on avait pu rencontrer avec "Jours sans faim" ou le plus récent "No et moi" signe un nouveau roman, consacré à la vie de sa mère: "Rien ne s'oppose à la nuit", titre emprunté à la célèbre chanson "Osez Joséphine" d' Alain Bashung.

Il est difficile, reconnaît humblement Delphine de Vigan, de faire un roman sur sa vie de famille, sur sa mère. Cette dernière, confessent les premières pages, s'est donné la mort a soixante-et-un an, et fut retrouvée par sa fille, après cinq jours, dans son appartement.

Difficile de traiter d'un sujet intime, qui soit assez général pour intéresser, assez personnel pour être sincère, assez authentique pour permettre à son auteur de sublimer réellement le choc de cette mort, qui quelque part, ne lui aura pas épargné cette rencontre terrible avec l'autre visage de l'être aimé, celui du cadavre.

C'est donc un livre que l'on aborde avec une hésitation qui est avant tout celle de son auteur.

Tout au long, l'auteur intercale des chapitres intermédiaires, ou elle revient sur ses difficultés à traiter d'un noeud si serré, si présent, et qu'il faut bien dénouer, malgré la peur de se tromper, de romancer, de décevoir ou de trahir sa famille, les survivants...

Mais nul doute, il s'agit d'un livre bouleversant, qui évoque la faille qui existe chez chacun, à sa façon. Chaque famille traîne ses fantômes familiers, et la douloureuse et indispensable sociabilité qui fait vivre l'homme en famille plutôt que seul, à la manière de la fable du porc-épic de Schopenhaueur, toujours désireux de se rapprocher de son semblable pour lutter contre la froideur de ce monde, mais toujours blessé, un mythe du Sisyphe de l'homme sociable.

Lucile Poirier vois le jour dans une famille de neuf enfants. Elle grandit dans le bruit, les chahuts, la compagnie, la fraternité, la peur, dans une famille qui perdra comme par une étrange malédiction trois de ses fils, et aura un dernier garçon trisomique. Car une fatalité terrible anime chacune de ses pages. Peut-être même ne nous plongerions nous pas autant dedans si on ne les ressentait pas comme terriblement vraies.

Après la mort accidentelle d'un tout jeune frère, la famille oscille entre précarité et abondance, entre les grossesses renouvelées de Liane, la mère, et les réussites professionnelles de Georges, le père. Liane est une mère totale, faite pour mettre au monde des bébés et s'occuper de sa maison. Conditionnée à faire tourner son foyer jusqu'à l'obsession et l'aveuglement. Georges est un homme avant d'être un père. Il aime les femmes, et les jeunes filles. Il est un personnage plus énigmatique, que la réserve et sûrement l'impossibilité de percer le mystère empêche l'auteur de cerner pleinement (Lucile écrira qu'elle avait été violée par lui "dans son sommeil", mais comme il en est d'usage dans les famille où l'on ne parle pas vraiment, aucun scandale n'éclatera, et Lucile ne sera pas entendue, emportant avec elle le souvenir de ce qui avait pu advenir).

Après le suicide de deux de ses frères, la raison de Lucile commence à vaciller. On la diagnostique bipolaire, comme la soeur de sa mère (la répétition est un thème fort de l'ouvrage, même si elle n'est pas détaillée, le livre n'est volontairement pas psychanalysant).

Pour ses deux filles, une vie de combat contre la folie et la précarité s'engage.

Ce livre est délicat. Il est pudique et respectueux, honnête et digne.

Par l'écriture, Delphine de Vigan essaie de se réconcilier avec celle qui l'a laissé sur un au revoir bien douloureux. L'écriture apparaît comme une manière de dompter un passé obscur, entremêlé à une histoire familiale obscure, mais de cette noirceur par bien des aspects toute puissante, l'auteur essaie de tirer une lumière, et s'en référant à l'artiste du Noir par excellence, Pierre Soulages qu'elle cite: " Mon instrument n'était plus le noir, mais cette lumière secrète venue du noir".

Rien ne s'oppose à la nuit, c'est la réconciliation avec la part des ténèbres en soi, qu'il faut bien accepter, pour ne pas sombrer dans la dichotomie. C'est le roman de la réconciliation dans le doute, dans l'obscur, l'ataraxie de celui qui accepte que rien ne peut plus s'opposer à la nuit tombée.


Emma Breton
madamedub
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le 18 sept. 2011

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