La Zone, ça me connaît. Si les vrais, les vétérans de la SF connaissent les Strougatski pour être sans doute les plus célèbres des écrivains du genre venus de Russie, les incultes - comme moi - les connaissent surtout pour Stalker. Enfin, pas le livre, hein, non, je suis inculte, vous dis-je. Pour le jeu vidéo, en fait. Donc oui, la Zone, ça me connaît un peu. C'est longues heures passées à plat ventre, un boulon dans une main, une pétoire dans l'autre, à avancer lentement, les sourcils froncés. Faut pas rater l'anomalie, faut pas passer à côté de l'artefact, ça non. C'est trop dangereux, cela demande trop d'investissement. La quête isolée, esseulée d'un pauvre pillard qui mourra sans doute loin de la civilisation. Le jeu vidéo vendait une expérience étrange et alerte, quelque chose d'assez inédit et de déstabilisant, surtout après plusieurs heures à se perdre dans ces lieux désolés. Et voilà que je tombe, au détour d'une bouquinerie, sur le livre, enfin. Du coup, bim, plongée vertigineuse chez les Stalkers et tout.


Donc, retour sur l'action. Il y a quelques années, de charmants envahisseurs venus de l'espace se sont tranquillement pointés chez nous pour tester un peu la verdure de notre charmante planète. Faute de goût ou simple ennui, les "Visiteurs" sont repartis, sans jamais être entrés en contact avec l'humanité. Derrière eux, ils ont laissé un sacré chambard, qu'on appelle la "Zone" à défaut de mieux. Il y en a six à travers le monde, mais celle qui nous intéresse se situe à Harmont. Un véritable microcosme s'installe donc autour de cette lande désertée de ses anciens habitants. C'est que dans cette Zone, il s'y trouve des dangers invisibles et brutaux - mais aussi des objets magiques et étranges, que les scientifiques aimeraient bien étudier. Et que les différents cartels militaro-industriels aimeraient bien acheter en douce. D'où l'émergence de ces fameux "stalkers", ces casses-cou qui s'enfoncent dans la Zone sous protection militaire et vont y chiper ce qui est appelé de la "gratte" à revendre au marché noir. C'est dans ce contexte qu'on découvre Redrick Shouhart, dit "Red" ou "Rouquin", stalker de son état. L'essentiel de l'intrigue va donc s'attacher à suivre le brave bonhomme sur trois périodes différentes, avec une brève incartade pour aller circuler du point de vue d'un autre personnage, mais on y reviendra. C'est donc à travers le regard de Red que la Zone se dévoile, et avec elle, les thématiques du roman.
La plus évidente - en tout cas, celle qui m'a sans doute le plus plu - c'est l'évidence du temps qui passe. La façon dont il met implacablement même les plus concernés de côté, au fur et à mesure que son cours inextricable s'abat sur les personnages. Et la Zone, cette foutue Zone, est l'exemple parfait pour stigmatiser cette réflexion sur le déroulement du temps. Jugez donc : un lieu resté inchangé depuis une vingtaine d'années au moins, totalement vidé de ses habitants, où la nature a repris lentement ses droits et où, pourtant, est né un danger invisible mais omniprésent. C'est un endroit habité par un silence mortifère, délétère, où ne règne qu'une mort vicieuse, un endroit justement hors du temps, mais qui change les gens qui y entrent comme les gens qui le côtoient. Ainsi, notre pote Redrick, on va le voir donc dans la fougue de la jeunesse, puis lentement, on va sentir l'abattement qui repose sur ses épaules, face à la Zone, ce coin perdu qu'il connaît depuis l'enfance et qu'il a vu... changé ? Non donc, mais meurtri par son absence le monde qui l'entoure.
Et pourtant, le pote Shouhart est décrit initialement comme... eh ben, je suspecte beaucoup les Strougatski de s'être inspiré du brave petit Holden de Salinger pour composer ce Shouhart qu'on découvre initialement dans une espèce de révolte juvénile et franche, qui se cristallise vivement sur la Zone, ce coin en forme d'épreuve du feu qu'il veut à tout prix défier pour échapper à une société qui, déjà, commence à s'organiser pour composer avec le silence de cette grande surface déserte. C'est d'ailleurs amusant, parce que du coup, en se disant que ce Redrick n'est autre qu'Holden Caulfield vieilli, on voit évoluer son appréhension de l'humanité et ses doutes concernant l'évolution de ce monde. La langue de nos charmants Strougat' Bros est plutôt efficace, d'ailleurs, sobre, avec un bon phrasé qui sent la longue réplique fuselée à la dure. Quelque part, elle rappelle pas mal celle de Salinger sur l'Attrape-Coeur, ce qui donne une bonne morgue au récit et surtout, son aspect indubitablement vivant.
Parce que les frangins, ils ont bossé leur univers, mais ils ont pas décidé de vous en donner les clés, ce qui le rend brouillon, parfois hermétique, même si l'on finit par discerner lentement les patterns, les évidences sur l'évolution. En plus de dix ans, on commence à saisir le dépit qui gagne les personnages alors qu'ils voient sous leurs fenêtres le Harmont qu'ils ont connu prendre des formes différentes, le "stalking" qu'ils ont connu prendre des formes différentes et même les gens qui ont vécu au contact de la Zone changer eux-même, sans jamais que cette foutue Zone, elle, n'évolue. Ca n'est jamais qu'un petit lopin de terre minable et abandonné. Le comble.


Pas facile d'en ressortir quelque chose de construit. A l'image d'un univers dense et crédible, très low Si-Fi indémodable, on trouve dans Stalker une richesse du genre rude et rêche, à la barbe qui pousse drue, aux mains caleuses et au regard enfiévré. Stalker, c'est une apparente âpreté du propos qui traduit une mélancolie qui s'ignore elle-même, une sensation de perte qui a du mal à s'assumer, à se comprendre pleinement. Et Redrick Shouhart qui regarde cette Zone qui lui a tant pris, sans comprendre pourquoi, à chaque fois, il s'y sent attiré.

0eil
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le 12 avr. 2015

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