Ce recueil de sept nouvelles, toutes fantastiques, d’Anne-Sylvie Salzman illustré par Stepan Ueding, paraît ce mois-ci (Juin 2014) aux éditions Le Visage Vert.
Divisé en trois parties, -Filles perdues, Crucifixions et Vivre sauvage dans les villes-, ces nouvelles explorent les terreurs enfouies au plus profond de l’homme, les thèmes de la folie et des monstres, de l’enfantement et de l’animalité, thèmes déjà présents dans «Lamont» (2009, Le Visage Vert) mais abordés ici de façon encore plus terrifiante, charnelle et monstrueuse, avec le talent de conteur d’Anne-Sylvie Salzman, qui laisse toujours une grande place au lecteur, dont l’imagination doit accomplir une grande partie du chemin.

FILLES PERDUES

Dans «Fox into lady», une jeune femme, Keiko, souffrant de douleurs incompréhensibles au ventre, donne soudain naissance à un petit animal au poil brun, de la taille d’une taupe. Envers éprouvant du récit de David Garnett («La femme changée en renard»), cette nouvelle impressionnante s’enracine dans la peur de la maternité, de l’enfantement d’une créature anormale, dans l’angoisse de l’enfant transformé en menace.

«La nuit venue, Keiko descend voir si la bête est morte ; elle ne l’est pas ; couchée dans un coin du carton, elle tremble quand Keiko la touche et paraît cependant avoir grossi. En remontant dans sa chambre, Keiko prend peur. Le regard neuf de la bête, noir et liquide, lui colle aux talons et remonte le long de sa jambe jusqu’au nid muqueux dont elle s’est détachée.»

Dans «La brèche», instillant par touches un malaise dérangeant, à partir d’une situation presque anodine, deux femmes venues d’Angleterre dans un mobil home avec un enfant et un chien, et qui se sont arrêtées au bord d’une plage dans les dunes, Anne-Sylvie Salzman nous laisse pressentir le pire, ouvrant finalement un abîme sous nos pieds.

«Le chemin de halage» est une vision terrifiante des fantasmes de pillage charnel qui peuvent surgir à l’adolescence, nés de l’imagination et des interdits parentaux, ici l’interdiction d’emprunter le chemin de halage. Mais s’agit-il uniquement de fantasmes ?

«Les pirates allument d’énormes soleils au plafond de sa chambre et, ricanant, se repaissent des membres d’Ada. Son esprit sans corps devenu une chevêche gris-blanc, elle vole entre les étoiles, se voit couchée sur les rochers noirs et coupants d’un rivage tropical, écorchée par les marins, rôtie sur les pierres brûlantes, avalée muscle à muscle. Les cannibales se gardent les yeux, la langue, les joues pour la fin. Mais dévorée vivante des centaines de fois, Ada se lasse fatalement de ces pilleurs. Pendant des mois, elle essaie par tous les moyens de chasser ces démons qu’elle a si bêtement conviés. Elle ne retrouve pas sa chair, lui semble-t-il. Quand les assassins sont partis, les vautours et les labbes l’ont nettoyée jusqu’au dernier lambeau.»

CRUCIFIXIONS

«Shioge» m’a rappelé les grands classiques du fantastique du XIXème siècle, dans une atmosphère de nature sauvage et inquiétante, ou le troupeau du berger Shioge est décimé par une bête invisible, un mal aussi inexplicable qu’inéluctable.

On retrouve l’ambiance de la lande écossaise et isolée dans «Au pied du phare», une très belle nouvelle opaque, impossible à évoquer sans en déflorer le contenu.

«La main voyante», récit et confession d’un fabricant d’yeux de verre, qui entre en résonance avec «Mémoire de l’œil» (dans Lamont), est tout simplement glaçante.

VIVRE SAUVAGE DANS LES VILLES

Cette dernière nouvelle est pour moi l’apogée d’un recueil exceptionnel de bout en bout, où une jeune femme de vingt ans quitte le domicile de ses parents pour se transformer en une créature plus sauvage qu’une bête, un récit fantastique en écho profond à la sauvagerie et à la difficulté de survivre au cœur de la folie des villes contemporaines.

«Vint une nuit où, ses parents absents, elle sortit de leur maison et s’assit – nue, pensait-elle – sur le trottoir d’en face pour regarder en étrangère la façade couleur foie. Elle descendit vers l’autoroute, empruntant les vieux chemins, et marcha sans croiser une voiture vers Paris. La traversée du tunnel qui passait sous le parc de la Cité universitaire lui procura une peur infinie. La peau lui fondait sur la chair. Parvenue de l’autre côté, elle se hâta de retrouver les rues, la surface. Avenue de la Neva, le coq des voisins salua son retour. Elle avait les pieds en sang et dormit longtemps. Après cette expédition, elle n’alla plus jamais à l’université. Le sérieux morne qu’elle avait mis jusqu’ici à ses études s’était perdu dans le tunnel. Ou la danse exécutée sur la passerelle, au retour – comment savoir ?»
MarianneL
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le 11 juin 2014

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MarianneL

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