Voyage au bout de la nuit, le premier roman de Louis-Ferdinand Céline, n’est pas une œuvre ordinaire. D’une part pour la qualité du récit et d’écriture. D’autre part pour les convictions et l'idéologie de l’auteur.


L’œuvre nous fait suivre les tribulations de Ferdinand Bardamu, un jeune parisien à l’âme troublée, animé par une volonté à se confronter à la condition humaine. Après s’être impulsivement enrôlé dans l’armée qui le conduira, tête la première, dans la Grande Guerre, Bardamu se lance dans un long voyage qui l’amènera par monts et par vaux en Afrique puis en Amérique. Cette longue quête, presque une fuite, amène notre héros toujours plus bas, toujours plus loin, dans la misère humaine et dans la déchéance sociétale.


Céline transmet sa vision du monde et de l’homme par l’intermédiaire de son personnage, Bardamu. Ce qui m’a marqué, c’est ce pessimisme affiché, revendiqué, sur la condition humaine. Celle-ci est clairement pourrie. D’ailleurs Céline définit l’homme comme de la "pourriture en suspens". Moi qui suis de caractère optimiste, ce récit est diamétralement opposé avec mon caractère. Il n’empêche que l’auteur arrive à sublimer ce pessimisme ambiant et son écriture m’a, pour ainsi dire, envouté. Le récit est aussi fortement engagé au niveau des convictions politiques. Il commence, avec l’expérience de la Grande Guerre, par dresser un portrait peu reluisant des militaires et de ce patriotisme qui fût en grande partie responsable de cette effroyable boucherie.



Tant que le militaire ne tue pas, c'est un enfant. On l'amuse aisément. N'ayant pas l'habitude de penser, dès qu'on lui parle il est forcé pour essayer de vous comprendre de se résoudre à des efforts accablants.



L’épisode africain du périple de Bardamu dénonce le colonialisme et cette exploitation camouflée par une parodie d’ordre, de civilisation et surtout de justice. Quant à l’épisode américain, celui-ci sert clairement à l’auteur de plaidoyer contre le capitalisme et cette course à la productivité entrainant la déshumanisation du travail. L’auteur s’y attaque lors du passage de Bardamu aux usines Ford à Détroit où il décrit ce modèle en ces mots :



On cède au bruit comme on cède à la guerre. On se laisse aller aux machines avec les trois idées qui restent à vaciller tout en haut derrière le front de la tête. C’est fini. Partout ce qu’on regarde, tout ce que la main touche, c’est dur à présent. Et tout ce dont on arrive à se souvenir encore un peu est raidi aussi comme du fer et n’a plus de goût dans la pensée.



J’ai beaucoup apprécié le style d’écriture de Céline. L’auteur arrive à jongler entre un langage soutenu et l’argot. Ces registres se croisent, se mélangent et donnent un récit qui contraste entre des passages rigoureux et crus. Très peu d’auteurs peuvent se targuer d’avoir un style aussi unique que celui de Céline.


Bardamu est souvent considéré comme l’alter ego de Céline. De nombreux traits de caractère confondent l’écrivain à son personnage. Conscient de sa lâcheté, Bardamu n’hésite pas à mentir pour se couvrir ou en tirer un quelconque profit. Céline en parle ouvertement.



Il faudrait fermer le monde décidément pendant deux ou trois générations au moins s'il n'y avait plus de mensonges à raconter. On n'aurait plus rien à se dire ou presque.



Toute possibilité de lâcheté devient une magnifique espérance à qui s'y connaît. C'est mon avis. Il ne faut jamais se montrer difficile sur le moyen de se sauver de l'étripade, ni perdre son temps non plus à rechercher les raisons d'une persécution, dont on est l'objet. Y échapper suffit au sage.



Tout comme Bardamu, Céline fût un cuirassier, blessé durant la guerre, et un médecin. L’écrivain a aussi voyagé en Afrique et en Amérique. Je pense Céline très proche du personnage de Robinson, cette ombre qui suit Bardamu partout à se demander s’il n’est pas le fruit d’un délire schizophrène. Tout comme l'auteur, Robinson prétend avoir été trépané suite à une blessure de guerre afin de se justifier et de se dédouaner de ses propos.


Voyage au bout de la nuit montre déjà, cinq ans avant son premier pamphlet antisémite Bagatelles pour un massacre, cette haine de l’homme, ce pessimisme latent et ce dégoût de la société qui animent les pensées de Céline. L’auteur est un grand intellectuel, un génie incapable de trouver sa place dans ce monde et qui décide de se venger en y dégueulant ses ressentiments de manière extrêmement violente et choquante.

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le 9 avr. 2015

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Vincent Ruozzi

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