Tu penses bien que je l'ai pas vu venir celui-là. Frédéric. C'est pas un nom de vedette ça, t'en connais toi des Frédéric célèbres ? Non, je rectifie, t'en connais toi des Frédéric talentueux ?
Sauf que là c'est pas Frédéric, c'est Fryderyk.
Chopin.


Je pensais pas que ça ferait une différence.
Moi à l'époque, je me baladais à travers le monde, éclaboussant le tout-venant de ma virtuosité pianistique. Valses, impromptus, sonates, ballades... Rien ne me faisait peur, Beethoven, Mozart, Bach étaient dépassés. J'étais une vedette. La vedette. Tous les plus grands voulaient me voir jouer.


Ça faisait des années que je traînais ma redingote dans toutes les hautes sphères de l'Occident. Paris, Londres, Rome, Berlin... Même chez les petits nouveaux Américains.
Le King des années 1820. Groupies, argent, alcool, opium... J'avais tout, j'étais au sommet.


Puis un soir, alors que j'avais encore subjugué un salon de mes arpèges classieux, une des convives évoqua un jeune homme, un pianiste entendu quelques semaines auparavant. Soi-disant "le plus beau concert de sa vie".
Le génie est jaloux, prétentieux. Il ne voit que lui. Alors mon sang ne fit qu'un tour. Qui pouvait être cet homme ? Comment le rencontrer ? Comment le confronter ?


Frédéric François Chopin. Comme si un mec s'appelant Frédéric François pouvait m'intimider.
Faisant jouer mes relations, j'arrangeai alors une rencontre, dans un salon parisien.


Quelques jours plus tard, entouré d'invités de prestiges, je fis la connaissance du jeune Chopin. Il paraissait assez peu impressionné malgré le contexte, et s'enquit immédiatement de la raison de son invitation.
Je lui expliquai alors que nous allions, en toute amitié, nous produire à tour de rôle pour satisfaire les invités de notre hôte. Je pense qu'il y a cru, qu'il n'a pas vu que je cherchais à le détruire, à l'humilier. A lui montrer qui était le patron.


Alors je me suis installé au piano. Pour marquer mon territoire.
Après avoir soigneusement exposé mes qualités techniques par quelques études et autres scherzi, j'improvisai sur le fait une sonate en trois mouvements. Du genre qui fait passer Beethoven pour un cireur de chaussures. Une cadence maîtrisée, des nuances subtiles, des harmonies exquises. Un modèle, à enseigner dans les écoles. J'étais en état de grâce.
Je me levai, le regard vissé sur ce jeune Polonais toussotant. La salle applaudissait à tout rompre.


Vas-y. Fais mieux.


Alors, Chopin s'est assis. Il a regardé le piano, il a souri. Puis il a joué. J'eus l'impression que ces 88 touches l'attendaient. Que le piano chantait de plaisir plus qu'il ne répondait aux commandes de cet homme. Comme s'il était heureux de voir qu'enfin un homme comprenait comment le faire parler.
Le temps s'est suspendu. La virtuosité, il l'avait sans nul doute. Mais il n'avait même pas besoin de l'étaler. La simplicité, la pureté, la beauté étaient de son côté. La grâce.
Je croyais connaître les nuances, je me trompais.
Je croyais connaître le rythme, j'ai découvert le rubato. Cette impression que les notes doivent flotter telles des feuilles tombant en automne, et tomber à leur rythme.
Je croyais connaître la musique, j'ai découvert la beauté.


Ce jour-là j'ai pleuré.


Ce jour-là j'ai fermé les yeux, et j'ai vu la vie défiler. La solitude, la tristesse, la joie.
Ce jour-là j'ai appris la définition du romantisme.


Ce jour-là j'ai arrêté le piano.
Ce jour-là, j'ai compris qu'on ne ferait pas mieux.

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le 10 oct. 2015

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