Francisco : À tous ceux qui ont consenti à faire le trajet jusque dans mon humble demeure, merci et bienvenue. Je suis enchanté de voir que avez été si nombreux à répondre à l'appel, il ne fait aucun doute que nous comptons présentement dans nos rangs la crème des interprètes du Flamenco, un gratin de virtuoses qui fera des jaloux dans toute l'Andalousie. Parmi vous, des spécialistes du Fandango et du Saeta, des érudits du Guajira, du Guarratin, des pointures de la Rumba, du Pasodoble et des foufous du Tango... Vous me pardonnerez mes oublis évidents, je ne vous ai pas attendu pour inaugurer le vin rouge. Sans doute vous demandez-vous la raison de votre venue, j'admets avoir été succinct dans mon invitation, succinct et brumeux - à en juger par votre nombre aujourd'hui je me félicite d'avoir au mentionné les petits fours [rires pré-enregistrés]. Voyez-vous, j'ai depuis quelques temps une idée fixe, obnubilante au point que je suis quotidiennement confronté à la tentation de confectionner des monolithes en terre dans mon salon afin que les petits hommes verts viennent me filer un coup de main. En l'état, ce projet fou est d'une ambition telle que je ne saurais y arriver par mes seuls moyens, j'ai besoin de vos talents, de votre chair sculptée par cet art protéiforme, de la sauce andalouse qui coule dans vos veines en nylon. Car ma vision la voici : j'entends révolutionner le flamenco. Je vous vois échanger des sourires amusés... j'y devine une pincée d'incrédulité et un soupçon de condescendance. Pourtant je vous l'assure, comme disait Elvis : My aim is true, et je ne dévierai pas de ma trajectoire. Il faut dynamiter le professionnalisme et le classicisme qui menacent de gangréner l'évolution de notre art, et tout reconstruire sur ses ruines, en le faisant s'encanailler avec les autres genres contemporains. N'ayez donc pas l'air si inquiet, vous n'aurez pas à vous salir les mains vous-mêmes, tout est déjà prévu ; votre contribution sera plus... passive. Comprenez bien qu'il n'y a nulle malice à entendre dans mes actes, n'y voyez rien de personnel, je suis simplement guidé par la nécessité de faire survivre le flamenco coûte que coûte, et j'irai jusqu'au bout. PARCE QUE C'EST NOTRE PROJEEEEEET !!!


Un éclair de folie illumina le regard de Francisco Contreras Molina tandis qu'il hurlait ces derniers mots et qu'il enclenchait le levier dissimulé sous la table. Avant que quiconque ait eu l'occasion de faire le moindre geste, 27 trappes s'ouvrirent sous les chaises de la grande table ronde. Une par convive. Les pièges se refermèrent juste à temps pour couvrir la transition des hurlements apeurés en bruits d'os écrasés. Francisco formula une brève prière, se leva de sa propre chaise et alla actionner un mécanisme dans la bibliothèque qui fit apparaître un escalier descendant derrière un mur en pierre. Dans la cave les cris s'étaient tus. On n'entendait que le bourdonnement sourd d'une gargantuesque machine métallique. Francisco tourna la manivelle de la bête, en sorti une viande hachée, un tartare rose prêt à l'emploi. À l'autre extrémité de l'engin, un liquide visqueux, rouge vif, était versé dans un grand saladier. Francisco s'empara d'une palette sur laquelle étaient disposés une vingtaine de nuances de peintures. Avec son pinceau, d'une main experte, il piocha dans le saladier et se mit à mélanger la mixture écarlate avec le reste des couleurs. Laissant la peinture reposer, Francisco alla s'asseoir à table, ramena son assiette de hachis devant lui, et après quelques vocalises rituelles y ajouta poivre et sel, se noua une serviette autour du cou et saisit sa fourchette en se pourléchant les babines.


... si on me demande mon avis, c'est comme ça que ça s'est passé. On pourra débattre sur les détails, mais je suis persuadé qu'il s'est passé un truc pas net, qu'il y a du surnaturel voire du diabolique là-dessous. Sinon comment expliquer Antología Del Cante Flamenco Heterodoxo ? Comment accepter la mise en œuvre et la franche réussite d'un tel projet, porté par un homme seul ? Celui qu'on appelle Niño de Elche a bien dû faire un pacte avec le diable pour parvenir à combiner une telle virtuosité dans la maîtrise et l'exécution du flamenco dans ses multiples incarnations, et un tel flair dans la pulvérisation des codes pour les remplacer par de brillantes expérimentations. Dans cette anthologie, vous trouverez des collages de bandes audio, de la musique concrète, de la poésie électroacoustique, des méditations à l'orgue, de la folk d'avant-garde, des percus expérimentales et même une reprise de Dolores Flores qui passe de la disco à la techno. Et la quasi-intégralité des 27 pistes provient de classiques du répertoire séculaire du flamenco (ainsi que du Chostakovitch ou du Tim Buckley, période Lorca...), rendues méconnaissables par la sublimation du plantureux fils d'Elche.


Et cette voix... quel bel organe que voici, messieurs dames. Théâtrale, débordant de trémolos et d'affectations sentimentales, pleine et rocailleuse comme un ténor qui aurait un penchant prononcé pour la clope et la boisson, mais qui reste suffisamment malléable pour s'autoriser toutes les frasques qui viennent à son esprit dérangé - je veux dire, reprendre du Buckley père et s'en sortir si bien c'est pas donné au péquenaud du coin. Mais l'essentiel dans toute cette histoire c'est que cette musique, à l'image de la voix qui lui donne chair, est avant tout profondément humaine. C'est peut-être con de le dire, mais il me semble nécessaire d'insister : en dépit des expérimentations auxquelles s'adonne l'ogre Francisco, on reste proche du peuple, de ses histoires de rejets sociaux, d'amours contrariées, d'honneur et de piété. Les délires stylistiques, à défaut d'être tous accessibles, restent ancrés sur le plancher des vaches, réalisés avec humour sans intellectualisation outre-mesure, bref spontanés. On y entend plus que jamais dans les inflexions expertes du cantor les origines arabes, gitanes en plus de l'Espagne elle-même : le métissage plusieurs fois centenaire est ici célébré avec passion, mais sans souci de classicisme ou de pureté. Non, sur cette Antología ça fornique sec. J'espère bien qu'ils ne se sont pas protégés, si les cycles lunaires sont cléments on aura peut-être droit à un petit frère...


Chronique provenant de XSilence

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le 23 avr. 2018

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T. Wazoo

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