Bloodflowers
6.6
Bloodflowers

Album de The Cure (2000)

"You give me flowers of love / I let fall flowers of blood..."

Entre 1980 et 1990, Cure a sorti pas moins de sept albums. Huit si on y inclut « Japanese whispers », et c'est sans compter les projets annexes de Smith. Un rythme plus que soutenu, pour des résultats souvent très bons. Entre 1990 et 2000... Seulement trois. « Wish » avait ouvert la voie et surfait sur le succès de la décennie précédente, apportant tout de même sa dose de modernité. Puis il y eut « Wild mood swings », sans doute trop en décalage pour l'époque : le monde du rock avait changé, et la pop éclectique du groupe, fidèle à elle-même, voire un peu redondante, semblait ne plus faire recette. N'ayons pas peur des mots, c'était bel et bien le creux de la vague, avec ce constat désagréable que les meilleures années des Cure étaient maintenant derrière eux. C'est à ce moment qu'ils sont devenus des idoles de la « génération 80 », systématiquement rattachés à cette période. Etre un de leurs admirateurs à la fin du vingtième siècle, c'était parfois un peu pénible : « Ils sont pas morts eux ? On en entend plus parler... », « Pfff, c'est quoi ces ringards ? », « Qui ça ? Kyo ? »... Voilà un florilège de ce qu'il fallait subir, la dernière de ces phrases étant évidemment la pire. Et puis en l'an 2000, voici qu'arrive finalement un nouvel album aux tonalités sombres : « Bloodflowers ». Rien que le titre vous met dans l'ambiance. Je ne ferai par contre aucun commentaire sur l'artwork, décevant, presque amateur (les débuts de la démocratisation de Photoshop, aïe aïe aïe...). Donc pas à l'image du contenu musical, heureusement.
Alors, ce « Bloodflowers », c'est quoi ? Pour l'anecdote, il fut longtemps mon disque préféré du groupe, voire de tous les temps : il a accompagné idéalement la fin de mon adolescence. Depuis, je lui préfère « Disintegration ». Et ça tombe bien qu'on en parle, puisque les points communs entre les deux sont notables. En fait, je ne trouve rien de mieux pour le résumer que la formule suivante : « Bloodflowers » est une excellente synthèse de « Wish » et « Disintegration ». Rien de bien neuf, vous me direz, sauf que le résultat est d'une redoutable efficacité : dans le registre torturé, Smith est dans ses petits souliers, et les autres membres le suivent sans broncher, habitués, à présent, à le voir revenir cycliquement sur ses préoccupations existentielles. De l'opus de 1992, celui-ci emprunte donc la saturation des guitares, leurs longues plaintes triturées, les élans rageurs, ainsi que les balades lentes sur fond de sonorités acoustiques ; toujours ce contraste, plus prononcé qu'auparavant même, entre le calme et la tempête. De l'œuvre de 1989, on retrouve le spleen, le désenchantement, les paysages irréels, les tons pastels, le romantisme poignant et authentique, et cette propension à étirer les morceaux (les onze minutes de « Watching me fall », qu'on ne voit pourtant pas passer). En fait, s'il fallait vraiment mettre en avant une nouveauté, ce serait un certain apaisement, ou du moins, un état d'esprit moins tendu, moins dans l'urgence, quasi-contemplatif, philosophique... Mais pas débarrassé de son pessimisme pour autant. On voit que Smith pensait qu'il s'agirait du chant du cygne des Cure : « Bloodflowers » dégage une intense impression de finalité, comme s'il fallait marquer les gens au fer blanc, une dernière fois, avant de disparaître. Une volonté de proximité qui se ressent jusque dans le mixage, chaud, enveloppant, sans fioritures.
Morceau d'intro : « Out of this world ». Un exemple parfait de tous les arguments avancés jusqu'ici, qui prouve également que le basculement vers la mouvance du rock alternatif est à présent assumé. La durée est là (pas loin de sept minutes), la rythmique acoustique aussi, survolée d'effets de guitare électrique déstructurés, sans oublier le texte mêlant nostalgie et rêveries solitaires (« Always have to go back to real lives / Where we belong... »). Un registre dans lequel s'engouffrent également les excellentes « Where the birds always sing » et « The last day of summer » : même attirance pour des sensations fugaces, des mondes qui n'existent pas, des idéaux impossibles ; même description de blessures à cœur ouvert, de regrets éternels face à un passé immuable ; mêmes mélodies superbes, accompagnées de solos qui vous déchirent la peau et les entrailles... Bref, mêmes élans romantiques et existentialistes qui accompagnent Smith depuis toujours.
A côté de cela, on trouvera trois chansons plus incisives, plus nerveuses, où les grattes électriques prennent définitivement le dessus pour symboliser la colère ou la frustration. « Watching me fall » tout d'abord, à la fois épopée fiévreuse et sordide, bad trip cauchemardesque d'une nuit sans fin, métaphore désabusée de la solitude et du temps qui passe, et prolongation sous ecstasy du « Cri » de Munch. « 39 » ensuite, constat implacable qui s'attarde de nouveau sur le vieillissement, les difficultés créatrices qu'il engendre et le goût amer de l'inachevé (« The fire is almost out / And there's nothing left to burn... ») – selon moi le titre le moins intéressant de l'album, pas suffisamment abouti, mélodiquement bancal. « Maybe someday », enfin, qui, sous ses airs plus pop (il s'agit d'ailleurs du pseudo single de l'album), raconte pourtant ce cruel dilemme qui agite Smith depuis longtemps : quand faudra-t-il dire stop, s'effacer dignement, renoncer à son groupe, à l'œuvre de sa vie ? A l'époque, le texte n'apportait pas de réponse ; toujours est-il qu'en 2011, le chanteur n'est pas encore parvenu à s'arrêter.
Nous reviendrons sur ce sujet en fin de chronique ; mais avant cela, il reste trois derniers morceaux à évoquer, qui ont pour point commun d'aborder le thème des relations amoureuses. On se doutait bien que celui-ci referait surface sur ce disque. Ainsi, « There is no if... » dépeint subtilement et lucidement les tenants et aboutissants de l'amour, sur fond de balade romanesque d'une désarmante simplicité. « The loudest sound », plus mélancolique, mais toujours empreint de la même pudeur, coule ses admirables paroles à double sens dans une atmosphère aérienne et ouatée, à la fois lourde et légère : il s'agit à coup sûr du titre le plus contemplatif de l'album, faussement tranquille. Et pour terminer, le fin du fin : « Bloodflowers » l'éponyme, certifiée cent pour cent pur romantisme torturé, où les sentiments, les émotions, gonflent nos veines comme la sève nourrit les fleurs, poussent et éclosent avec la beauté des roses, mais comme leurs pétales, finissent par se détacher, se faner, mourir (« You give me flowers of love / I let fall flowers of blood... »). Rajoutez à cela un solo de guitare bouleversant de douleur, et vous comprendrez que l'on atteint ici le sommet de la pyramide curesque : tout simplement leur meilleure chanson à ce jour. Et qui plus est, une conclusion admirable, qui vous sonne, vous pétrifie littéralement par sa puissance dramatique. L'apothéose de leur carrière, en somme. Un feeling d'autant plus cohérent qu'il faut bien garder en tête qu'à l'époque, tout le monde était persuadé que « Bloodflowers » serait le dernier titre que Cure aurait enregistré.
Dans un monde parfait, « où les oiseaux chantent pour toujours », pour paraphraser Smith, cet opus se serait vendu autant que « Disintegration », aurait permis au groupe anglais de renouer avec le public après l'échec relatif de « Wild mood swings », aurait mis un point final à la mode des boys / girls bands, tué dans l'œuf la déferlante du R'n'B moisi, fait réfléchir Ben Laden au point qu'il remette en cause ses pulsions destructrices contre le World Trade Center, qui s'effondrera un an plus tard... Rien de tout cela n'eut lieu, bien que la critique se soit montrée unanime quant à sa qualité globale. Les Cure sont définitivement devenus « too old to be alternative, too alternative to be old » ; autrement dit, hors du temps, hors du système ou du business musical. A la question de savoir si ce fut par choix ou par contrainte, je dirai que j'ai beaucoup de mal à me faire une opinion là-dessus ; tout ce que je sais, c'est que depuis, c'est un peu plus le bordel qu'avant, ce qui rend leur liberté à la fois rassurante (ils ne sont le jouet de personne) et bloquante (gestion à l'arrache). Ce qui remet sur le tapis l'interrogation qui les hantait eux-mêmes lors de la conception et de la promotion de « Bloodflowers » : aurait-il été préférable de terminer là-dessus ? Une question qui revient régulièrement, mais inutilement : ce n'est pas aux fans de prendre cette décision, même s'il est compréhensible qu'ils s'attristent de voir un artiste qu'ils aimaient suivre, selon eux, une mauvaise pente. Pour ma part, je suis content que Smith aie continué, bien qu'il me semble qu'il vive un peu trop dans le passé aujourd'hui. Et l'on ne pourra se faire une véritable idée de la chose qu'au moment où il aura définitivement raccroché. En attendant... « Play this music loud » !

Créée

le 22 déc. 2011

Critique lue 1.1K fois

12 j'aime

Psychedeclic

Écrit par

Critique lue 1.1K fois

12

D'autres avis sur Bloodflowers

Bloodflowers
Addryu
9

Une putain de cohérence pour un album fabuleux.

De 1979 à 1989, The Cure nous a pondu huit albums merveilleux, du début de leur carrière à Disintegration, consécration ultime, Robert Smith et ses potes nous ont offert le meilleur d’eux-mêmes, de...

le 4 sept. 2012

7 j'aime

Bloodflowers
Billy98
7

Troisième porte glacée

2000 : Nouveau Millénaire, qui inaugure des prochaines décennies où l'écoute de la musique sera profondément complexifiée. Les albums des vieilles légendes prennent évidemment une couleur...

le 8 janv. 2022

2 j'aime

Bloodflowers
jan-gers
3

Le gros gateau de Robert !

J'ai eu ma période "the cure" étant ado et celui ci fait partie des disques du groupe qui ne m'a pas franchement marqué, bien au contraire. Il plaira surtout aux fans les plus total du groupe. Car...

le 18 janv. 2015

1 j'aime

Du même critique

Disintegration
Psychedeclic
10

Le meilleur album des Cure

1988. Année calme pour les Cure : Le « Kissing tour » se termine, et il fut couronné de succès. Le groupe est devenu une figure majeure de la scène musicale internationale, à tel point que l'on parle...

le 22 déc. 2011

70 j'aime

5

Fenêtre sur cour
Psychedeclic
5

Simple vitrage

J'ai trouvé "Fenêtre sur cour" vraiment décevant... Mais il ne faudrait pas le dire, parce que vous comprenez, c'est du Hitchcock. C'est pourtant une oeuvre qui a extrêmement mal vieilli. Pendant...

le 16 oct. 2010

57 j'aime

16

Les Valseuses
Psychedeclic
5

Ca bande mou

Je vais finir par croire que j'ai un problème avec les films dits "cultes". En voici encore un encensé par la plupart des gens qui ne m'a que moyennement convaincu, même si je comprends bien pourquoi...

le 7 juin 2011

52 j'aime

3